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(Note de lecture) Christine de Pizan, Cent ballades d'amant et de dame, par Elias Levi Toledo
Par Florence TrocméLes Cent ballades d'amant et de dame de Christine de Pizan viennent de paraître dans une version de Bertrand Rouziès-Léonardi aux éditions Lurlure. Les rimes et la forme fixe, caractéristiques de la ballade, sont restituées dans une traduction très réussie qui devient, par le soin de leur forme et par l'attention à l'écriture de Pizan, une œuvre poétique à part entière.
Ce chef-d'œuvre de la poésie courtoise ne raconte pas seulement " l'amoureux sentiment ", il constitue une chronique sensible - et presque un roman - de l'expérience de l'amour, dès ses réveils jusqu'à son épuisement. Cela commence avec un duel de mots entre un amant désireux d'une dame qui lui résiste par des arguments et par la raison car, comme elle le dit, son esprit " n'est point de pâte molle ". L'hésitation de cette dame entraîne l'intervention inévitable du dieu Amour. C'est alors que l'expression amoureuse fleurit : le mot douceur se multiplie, le chant s'intensifie. La joie de deux individus prêts à s'aimer se déploie, avant que les " médisants " ne viennent mettre en péril l'honneur et la pureté de leurs sentiments. Enfin, la mort guette au loin. L'amant doit partir à la guerre, et la séparation des amoureux annonce une douleur que seules les retrouvailles sauront apaiser. Mais peut-être qu'en cette fin du Moyen Âge l'amour n'est plus capable de tenir sa promesse d'un bonheur éternel...
Tout, y compris l'amour, est une affaire de langage. Les amants du recueil savent qu'aimer est d'abord " tenir un langage ", et que lorsque la " façon d'aimer " est " si doucement formulée ", l'on peut également assister à une connaissance de soi. L'amant cherche en effet à être nommé : " Il me suffit, à moi, d'avoir le nom d'ami ". La dame, quant à elle, sait qu'elle ne pourra pas partager son sentiment avant de pouvoir dire : " De tout ce qu'on pourrait par le mot bon traduire / Vous êtes plein. " La recherche du mot juste à incarner et du langage exprimant l'amour passe nécessairement par la forme poétique choisie par Pizan. La ballade nous fait entendre dans chaque poème un même vers quatre fois. Mais le sens de ce refrain - si finement travaillé par la poétesse - change à chaque fin de strophe, montrant que l'expression du sentiment doit être transformée, travaillée pour que l'amour y puisse habiter.
Cette recherche d'un nouveau langage implique un regard critique sur les discours amoureux, tout comme cette démarche demande une traduction à la fois attentive et critique du langage. Les notes du traducteur, succinctes mais riches en érudition, montrent comment Christine de Pizan déjoue la tradition courtoise de son époque. Par exemple, lorsque la dame dit à l'amant : " Se vêtir tout en bleu n'est pas vraiment aimer ", Bertrand Rouziès-Léonardi remarque qu'il s'agit d'un " essoufflement de l'imaginaire courtois après plus de deux siècles de déploiement ".
Ainsi, cette nouvelle édition bilingue des Cent ballades constitue avant tout un dialogue entre poétesse et traducteur. En effet, la traduction de la métrique fixe et des rimes devient une écoute attentive à la poétique du texte original. Si Pizan mettait à mal la conception de l'amour en 1406, cette traduction fait de même avec notre perception de la littérature du Moyen Âge, injustement pensée davantage comme document historique que comme source de littérarité.
Une belle préface à quatre mains ouvre le volume, où Dominique Cochet et Pascal Maillard soulignent à la fois l'importance historique de ce recueil et la pertinence contemporaine de cette nouvelle traduction. Ils y écrivent : " Notre poète traducteur a saisi que Christine de Pizan est engagée par et dans les formes de son langage [...] Changer les représentations et les rapports de genre, c'est aussi changer le rythme, c'est changer la littérature, c'est changer l'art. " L'effort de traduire ces rythmes, et de montrer l'historicité de ces poèmes, contribue ainsi " à changer la société ".
Elias Levi Toledo
Christine de Pizan, Cent ballades d'amant et de dame. Traduit du moyen français par Bertrand Rouziès-Léonardi. Préface de Dominique Cochet et Pascal Maillard, éditions Lurlure, 2022, 255 p., 21€
Extrait :
" La façon dont leur vie ensemble s'est passée
Dans l'amour, tous les maux qu'il leur fit endurer,
Et maintes joies aussi, chacune entrelacée
D'épines, de soucis, d'écueils à surmonter,
Il me faut raconter tout, sans me rétracter,
Dans ce modeste livre, ici, présentement,
Où je vais, d'un état à l'autre, rédiger
Cent ballades disant l'amoureux sentiment. " (p. 21.)
" Je ne crains plus le froid ni le chaud,
Ni l'assaut d'un château, d'une tour,
Ni la mer adverse qu'il me faut
Traverser en suivant maint détour,
Car on ne peut aucun mal me faire,
Vu que mon effort vers elle tend.
Ah ! Beauté que j'estime exemplaire,
Mon désir de vous voir est si grand ! " (p. 151.)