Extraits :
Le livre ouvre par une sélection de comptines, rondes et berceuses du folklore enfantin :
Voici un hibou-hibou
Avec sa tête sans cou,
Jamais-jamais il n’arrête
De faire tourner sa tête,
Et sur une branche assis
Sans cesse il nous crie ceci :
– personne ne bat le hibou
Personne ne lui tord le cou !
(27)
- Où es-tu frère Ivan ?
- Dans la chambre d’à côté
- Que fais-tu là-dedans
- J’aide mon frère Pétia
- Et Pétia, qu’est-ce qu’il fait ?
- Il dort à poings fermés
(29)
GRAND-MÈRE
C’est vrai que tu étais
Aussi enfant, grand-mère,
Et que tu arrachais
Les fleurs dans les parterres ?
Tu jouais à la poupée
Du matin jusqu’au soir,
Et tes cheveux étaient
Non pas blancs mais tout noirs ?
Alors c’est vrai que moi
Je serai aussi grand-mère
Qu’il faudra comme toi
Veiller sur la théière,
Et ayant chaussé
Sur mon nez des lunettes
Tricoter, tricoter
Mitaines et chaussettes ?
Mais pourquoi donc je dois
Être grand-mère ensuite,
Pourquoi ne peut-on pas
Rester toujours petite ?
(Alexeï Plechtcheïev, 1825-1893, p. 141)
A MA MÈRE
Je revois ma chambre et la lampe,
Mes jouets, l’asile chaud du lit,
J’entends ta voix douce et si tendre :
« Ton ange gardien veille ici ! »
Tu faisais un signe de croix
Et m’embrassais pour mieux dormir...
Oh, je me souviens de ta voix
Et du bonheur dans tes soupirs !
Je revois mon lit et la lampe,
Les ombres dansant dans les coins,
Je revois tout et me demande :
« Était-ce toi, l’ange gardien ? »
(Ivan Bounine, 1870-1953), p. 156)
JEUX SANS CAGE
Moi, je n’aime que les jeux
Où l’on est fier et espiègle
Où pour ennemis on n’a que
Des tigres ou bien des aigles
Avec orgueil ma voix chante
Mieux la mort que la prison !
Quand j’affronte la tourmente
La nuit et ses centurions.
Des gueules devant moi s’ouvrent,
Mais je ris : j’ai mon lasso.
Peu m’importent tous les gouffres
Et l’ouragan au galop.
Mes ennemis ce ne sont que
Des héros armés de fronde.
Pour jouer, rien que nous deux :
Moi et le monde !
(Marina Tsvétaïéva, 1892-1941, p. 185)
LES LETTRES
Je sais écrire. Mais alors pourquoi
Tout le monde se moque de moi ?
Il paraît qu’elles sont tordues mes lettres,
Avec des queues et des drôles de têtes.
Mon ‘A’ ressemble à un têtard,
Mon ‘V’ n’est qu’un gros entonnoir...
Que c’est dur, petites lettres, pauvres bêtes,
Mes canetons sans queue ni tête !
(Ossip Mandelstam, 1891-1938, p. 245)
Un thé chez la souris, Trois siècles de poésie russe pour les enfants, traduction, choix et présentation d’Henri Abril, éditions Circé, 2022, 470 p., 28€
Sur le site de l’éditeur :
Les éditions Circé avaient publié au début de ce millénaire une anthologie de dix auteurs s’étant illustrés dans un genre qui n’a cessé de connaître une faveur exceptionnelle en Russie : la poésie spécialement écrite pour les enfants. Le nouveau livre élargit considérablement le choix afin de donner une vision d’ensemble, un panorama aussi vaste possible allant de la fin du dix-huitième siècle, sans omettre le folklore enfantin, jusqu’à l’époque actuelle, soit près de soixante-dix poètes dont la plupart demeurent inconnus en francophonie. La préface et les notices en fin de volume permettent par ailleurs de mieux les situer dans le contexte historique et littéraire du pays.
Une place centrale revient aux années 1920/30 et à l’époque du dégel, après la mort de Staline, qui connurent une efflorescence particulière de la poésie enfantine, laquelle servit notamment de refuge à des auteurs qui, tels Daniil Harms, Alexandre Vvédenski, Guenrikh Sapguir ou Oleg Grigoriev, faute de pouvoir publier leurs poèmes pour adultes, trouvaient ici le moyen d’aborder les réalités de l’époque, tant « l’univers enfantin est au cœur même des choses par sa naïveté primordiale », où l’humour rejoint le jeu décapant du son et du sens. On put voir en outre des poètes déjà réputés – Marina Tsvétaïéva, Ossip Mandelstam, Sergueï Essénine, Véra Inber, Vladimir Maïakovski et d’autres – participer à l’élaboration du continent inédit qui avait pour organisateur et architecte remarquable Samuel Marchak. La période postsoviétique, malgré certains aléas et difficultés, semble vouloir donner un nouveau souffle à la poésie pour les enfants, notamment avec un apport accru des voix féminines, présentes tout au long du vingtième siècle.
Henri Abril. Poète espagnol d’expression française. Études de slavistique (vieux slave) et de poétique comparée à l’université Lomonossov de Moscou, ville où il vit aujourd’hui une partie de l’année (le reste du temps en Espagne).
Formé à la confluence de trois langues et littératures – français, russe, espagnol (avec un zeste de catalan et d’ukrainien) –, il a publié plusieurs livres de poésie, dont en français Syllabaire / si l’aube (Editions Contre-Temps, 1993) et Gare Mandelstam (Circé, 2005) ; en russe Русские стихи (éd. Roumiantsev, 1995). Poésies en espagnol inédites. Également auteur de livres et d’articles sous les noms d’Antoine Garcia et Gaby Larriac (L’Exploration de la Sibérie, Actes Sud, prochaine réédition chez Transboréal ; L’Air et le Feu, éd. de la Bibliothèque)
Nombreuses traductions de poètes russes. En particulier chez Circé : Poésie complète d’Ossip Mandelstam (Les Cahiers de Voronej, Les Poèmes de Moscou, Le Deuxième Livre, (la) Pierre) ; Anthologie de la poésie russe pour enfants ; L’Homme noir de Serge Essénine ; Blocus de Guennadi Gor ; La Baignoire d’Archimède (Anthologie poétique de l’Obèriou) ; Incidents de Daniil Harms ; Le Chant limitrophe du poète lituanien Tomas Venclova ; Poésie de Khodassevitch et Les Ténèbres diurnes de Sergueï Stratanovski.