(Note de lecture) Marie Etienne, Sommeil de l'ange, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


Pendant que les anges sommeillent, les femmes rêvent. Marie Etienne choisit ici de nous relater, en de courtes proses très élégantes, quelques-uns des siens. Le plus souvent, le récit des rêves d’autrui génère chez l’auditeur un ennui irrépressible. Magie de la littérature ? « La langue des rêves n’est pas dans les mots mais sans eux », écrit Walter Benjamin, dont l’écrivain cite les propos. Et pourtant, les « visitations » retranscrites parviennent à souffler aux mots l’étoffe miraculeuse du songe. Les rêves ici s’apparentent à des contes à dormir debout qui tiennent leurs lecteurs dans un état de veille paradoxal. Il était une fois, donc, une femme, un mari, des amants, un enfant, un père, mais aussi des paysages, des maisons au bord des précipices, des jardins — et des voyages, et des transports, et des déplacements. Nous sommes dans le domaine du rêve : un pays « où l’on n’arrive jamais » dont Alain-Fournier et Alain Dhôtel avaient su si bien parler dans leurs romans respectifs.
Les soixante-quatre rêves s’organisent en treize sections ; le titre de la première (« Cette nuit, dans mon rêve ») et celui de la dernière (« Le rêve infinitif ») fonctionnent en miroir. Entrer dans le rêve, c’est, pour reprendre une image très classique, s’abandonner à l’envers du miroir et au monde des reflets. Le lecteur lui-même éprouve alors sa lecture comme une traversée des apparences. Lire consiste à abandonner quelques-unes de ses habitudes ou défenses pour accéder à une expérience dans laquelle les repères diurnes disparaissent peu à peu. Il s’agit de se laisser aller à une dérive qui nous fait passer de cadre en cadre, de vignette en vignette, d’image en image, d’espace temps en espace temps. Ce n’est plus une conscience rationnelle qui poursuit sa lecture, mais une intuition qui se laisse aller à toutes les rencontres et toutes les surprises, sans a priori ni jugement.
Les rêves relatés sont toutefois bien plus que des tableaux fixes. Ils posent certes un cadre, mais y placent des personnages, et proposent des bribes de structure narrative. L’instance narrative s’y révèle inventive et espiègle, curieuse et audacieuse. Tout y devient possible : l’étrange côtoie le familier, l’inconnu le connu, le lointain l’intime et le familier. Les êtres ont un visage, une fonction, parfois même un prénom : ils meurent, disparaissent, se rappellent aux vivants. Rêves incarnés, donc, transgressifs aussi (la possibilité du sexe et du meurtre flotte entre les différents personnages, comme une menace mais aussi comme une tentation), dans lesquels les catégories du Bien et du Mal sont légèrement déplacés, ou faut-il dire décalés, voire floutés. Tout arrive, tout peut arriver, alors même que l’irrémédiable est doué d’une légèreté et d’une douceur aussi exceptionnelles qu’inexplicables et inexpliquées.
Si le lecteur lit dans une sorte d’éveil ensommeillé, un ange, pourtant, veille sur lui, comme il veille sur la narratrice, et sur tous les personnages qui animent ces fragments de scénario. Présent dès le titre du recueil, il réapparaît dans les dernières pages du livre, qui fonctionnent d’ailleurs comme un discret art poétique : « LE RÊVE INFINITIF./ Quand je retourne à mon cahier, je m’aperçois, surprise, qu’après le titre il n’y a rien./M’en demeure un détail, celui d’un ange triste et blond qui veille sur son seuil, le front contre ses bras, dormant entre ses ailes ».
C’est donc sous le signe d’un sourire et d’une expression énigmatique, dont la tristesse reste indéfinie, que s’achève ce cahier précieux. Sourire certes lié à un visage, mais qui n’est plus tout à fait humain. Sourire qui nous permet de songer silencieusement à tous ces rêves infinitifs qui dorment et se cachent en chacun de nous et que l’oubli choisit le plus souvent de mettre de côté, sans jamais les effacer.
Merci infiniment à Marie Etienne de trouver les mots suivants pour dire la profondeur et la matérialité du texte littéraire qui cache et dévoile tout à la fois — au lecteur d’y mettre les mains et le corps tout autant que l’esprit et la raison : « Le texte est une terre où sont enfouis les secrets qu’au lieu de révéler il recouvre avec soin ».
Anne Malaprade

Marie Etienne, Sommeil de l’ange, In’hui/Le Castor Astral, 2022, 114 p., 14 euros.
Extrait (le dernier poème du livre)
65.
Je pense, Tout est en ordre. De même que la fable et les greniers à blé du royaume égyptien, les rêves sont inépuisables.
Et en particulier celui que j'ai repris, recommencé souvent, que je définirais comme non conjugué, sans la personne ni le mode, infinitif, tels les verbes enchanter, épuiser ou dormir.
Sans complément d'objet. Un rêve ouvert sur l'infini de son déchiffrement. Et refermé derrière la vitre où je l'observe.
En espérant l'exactitude, indispensable à l'élucidation, je commence à noter, en lettres capitales, les termes de son titre :
LE RÊVE INFINITIF.
Quand je retourne à mon cahier, je m'aperçois, surprise, qu'après le titre il n'y a rien.
M'en demeure un détail, celui d'un ange triste et blond qui veille sur son seuil, le front contre ses bras, dormant entre ses ailes.
   Août 2019