" On descend. Les rayons de lumière de diverses couleurs s'éteignent peu à peu., d'abord les rouges, puis les orangés, les jaunes, les verts, et en dernier les violets et les ultraviolets. À dix mètres de profondeur, c'est déjà le soir.
On descend dans la crypte toujours plus obscure d'une cathédrale, la voûte au-dessus des têtes est encore bleue, verrière sillonnée par les frétillements d'une lumière de plus en plus pâle, de plus en plus opaque. Le temps, là-dessous, ralentit, se condense. Minutes de sommeil, années. Combien de temps a-t-on dormi, combien de temps a-ton rêvé qu'on dormait ? Dans ce bleu où l'on descend et qui bientôt n'est plus bleu, tout semble advenir avec une lenteur séculaire. Le pêcheur Urashima - Ivo se souvient très bien du petit livre qu'il avait reçu à la Saint-Nicolas, une édition allemande de contes, il revoit sa couverture avec le titre en caractères gothiques, noirs sur les crêtes blanches des vagues de l'illustration - plonge de sa barque dans les bras de la princesse de la mer, son cœur s'engloutit ; non-temps de la félicité et de la mort. Ulysse ne s'aperçoit pas que dans la grotte avec Calypso se sont écoulés sept ans, Urashima ne s'aperçoit pas qu'entre les bras de la déesse de la mer se sont écoulés quatre cents ans. mais qui les compte ? Les ans sont fait de jours, et pour qu'il y ait un jour il faut que le soleil se lève et se couche, mais quand au sein de la grande marée originelle il n'y avait aucun soleil qui puisse se lever ni se coucher, ni aucune terre qui puisse tourner autour de lui, et quand dans un baiser il n'y a ni hier ni demain, les jours n'existent plus et on ne peut pas les compter. Je suis ici dessous pour faire la guerre, enseigne de vaisseau, mais ici dessous il semble impossible de penser à la guerre, à sa précipitation accélérée, à la torpille qui jaillit à toute vitesse pour trouer la mer, le mur du temps.
Touché au large de Venise, le sous-marin a réussi à remonter, lentement et en oblique, et à faire surface en se couchant sur un banc de sable, puis une corvette autrichienne a recueilli son équipage, y compris les quatre hommes tués lors de l'explosion, puis il est rentré à Pola.
L'enseigne de vaisseau Ivo Saganic a plus de chance que ses camarades, car à la différence des autres marins et officiers originaires de petites villes et villages plus éloignés, lui, il habite à Promontore, juste au bord de la mer, cette mer d'où il est remonté et rentré chez lui où l'attend sa femme, Mila, avec ses cheveux longs comme ceux d'une sirène. Urashima a la nostalgie de sa maison, de son père de sa mère de ses frères et sœurs, et il dit à la déesse de la mer de le laisser partir, qu'il reviendra vite. L'enseigne de vaisseau Ivo Saganic a de la peine à cause des quatre marins morts et du sous-marin qui était devenu sa barque, plus encore peut-être que celle qui l'attend amarrée presque en face de chez lui, mais il est content de rentrer même si c'est pour peu de temps ; quand les dieux envoient un message, on part ou on revient sans discuter. Pendant que le sous-marin remonte - lentement entre autres parce qu'il le fait en oblique, l'angle qui sépare sa ligne de flottaison d'une ligne horizontale est très aigu -, il pense à ces hauts-fonds qui s'éloignent et disparaissent, à toutes les plantes et à tous les poissons parmi lesquels ils sont en train de passer, au sguazeto - ce délicieux ragoût - qui l'attend chez lui ou à l'auberge, chez Trita Trita, où ils iront peut-être, Mila et lui, fêter son retour.
À vrai dire, il espère aller tout de suite chez lui, mais peut-être que ses camarades voudront faire une petite bringue et lui, l'un des seuls à être mariés, ne veut pas faire le fier ou passer pour un Simandl, comme ils disent en allemand - lui il est et il se sent autrichien, comme eux tous, sujet de l'empereur, mais allemand, non, pas du tout, il est istrien et italien - , ce qui signifie que sa femme ne le tient pas sous sa pantoufle, et donc ils finiront sans doute tous chez Trita Trita qui expédie la jeunesse au cimetière avec son vin noir et au boulevard des allongés avec son vin blanc, mais lui il s'éclipsera assez rapidement. Aussi parce que, ensuite, il devra retourner en mer, sous la mer. Urashima s'unira bientôt à nouveau à la déesse de la mer qui, lorsqu'il est parti, ne lui a rien dit mais lui a simplement donné un petit coffret, en l'avertissant de ne jamais l'ouvrir.
Il y a bien des façons d'attendre un mari qui vit longtemps - qui est peut-être mort - au fond de la mer et quand l'enseigne de vaisseau Igo Savanic vit que sa femme, la belle Mila, plus belle que la très belle reine de la mer, ne l'avait pas attendu toute seule ni non plus seulement en compagnie de leur fils, le petit Tonko, il lui sembla ne plus reconnaître la maison, la barque amarrée en face et doucement bercée par la mer, la cour et l'escalier qui montait à la porte, où Mila se tenait droite et silencieuse, plus lointaine que lorsqu'il était au fond des eaux , les quelques pas, les quelques mètres qui les séparaient étaient des années, des décennies. Urashima, quand il rentre au village, ne trouve plus rien, à part les montagnes ; sa maison n'est plus là, ni aucune des maisons qu'il connaissait, personne ne se souvient d'une famille portant le même nom que lui, même au cimetière il y a d'autres tombes et les noms, que le temps a rendu presque illisibles, ne lui disent rien ; quatre cents ans se sont écoulés, entend-il dire, depuis l'époque où un typhon a détruit un village qui se dressait à cet endroit, alors il va sur le rivage de la mer solitaire, il ouvre le coffret - peut-être qu'à l'intérieur il y a un message de la déesse qui va tout lui expliquer, un sortilège qui le protégera de tout danger -, mais il n'y a que de la poussière, immédiatement dispersée par le vent. Il se regarde dans l'onde claire et placide à ses pieds qui lui montre un visage creusé de sillons comme les pierres de ces vieilles tombes et de longs cheveux blancs comme neige.
Les jambes d'Urashima se dérobent sous lui, il tombe sur la plage, l'enseigne de vaisseau Ivo Saganic, au contraire, a regardé longuement Mila immobile sur le seuil, puis il s'est retourné et est allé sur le rivage regarder longuement la mer, la dernière fois qu'on l'a vu, semble-t-il, il prenait à pied la route qui mène à Medulin. Les registres de la Marine impériale-royale en savent certainement quelque chose, étant donné que peu de jours après l'équipage du U-Boot 20 a été appelé à reprendre la mer sur une autre unité, mais dans le grand chambardement de l'Autriche, à la fin de la guerre, ces registres ont été dispersés."
Claudio Magris : extrait de " Classé sans suite ", Éditions Gallimard, 2017.