La supercherie est connue, littéraire au premier chef. Feindre de découvrir, un jour, sur l’étal d’un bouquiniste, dans un tiroir, une liasse de papiers anonymes, un ouvrage sans nom d’auteur. Les publier, avec un court avertissement de l’éditeur au lecteur. Ainsi, Laurent Albarracin qui, déjà, en 2018, proposait avec Res Rerum « un livre étrange sans mention d’auteur ni d’éditeur ni de date ni de lieu ». « Seulement le titre », et « la mention : Collège de Réisophie » (1). Aujourd’hui, il répète son geste, avec ce Manuel de Réisophie pratique, disant avoir « reçu par la poste, sans mention d’expéditeur, une liasse de papiers », toujours signée : « Le Collège de Réisophie » (p.7). Il n’est, dès lors, que l’éditeur d’un ouvrage qui se donne à lire comme une fiction, un faux vrai-faux. Et continue, ainsi, son œuvre subversive de descellement du langage et de la raison, de dynamitage du sens.
Et ce n’en est que plus réjouissant.
224 textes aujourd’hui, contre 64 simplement, dans Res Rerum, en 2018. Et des textes aussi plus courts, parfois jusqu’à deux vers à peine, ou un seul vers. Cinq mots même, cette fois, peuvent suffire à exposer ou illustrer une philosophie évidente, simplissime, tellement évidente qu’elle nous éblouit fortement, et nous aveugle. Ce qui est est. Ce qui existe, devant nous, existe, n’a pas d’autre but que d’exister. Les choses sont. Et elles sont parce qu’elles sont. Un point, c’est tout. Évidence tautologique qui paraît bien tenir du gag, ou de l’absence de réflexion face au monde qui nous entoure, sans chercher à voir ni comprendre ce qu’on voit et ce qu’on entend. Il n’en est rien. Tout cela n’a rien de gratuit ou d’aléatoire, ou de facile. C’est, plutôt, l’évidence même qui nous crève tellement les yeux que nous refusons de la voir. Ce qui est n’a pas d’autre sens que dans l’existence de ce qui est. Autrement dit, il n’y a pas d’autre signifié au réel que le réel, pas de sens obtus à chercher dans ce qui existe des choses, sinon leur existence même comme leur seule signification. Être fait sens à soi tout seul. Exister suffit. Le monde se contient en lui-même, et exprime par son existence le sens même de cette existence. Ainsi, les choses.
D’où cette philosophie nouvelle, la Réisophie, la science des choses, qui n’interroge pas le sens, ou ne cherche pas à expliquer quoi que ce soit, mais se contente d’être caisse enregistreuse du réel, dans ses moindres manifestations. La force aveuglante du truisme, le vertige de l’évidence des choses dans leur être de choses, la tautologie comme principe premier d’une pensée qui se fait dans le dialogue avec la chose, l’autoréférentialité, ou l’intentionnalité des objets réduite à leur volonté d’être, sont les concepts d’une logique qui pousse la logique à son terme. Et qui renouvelle le regard que l’on pose machinalement sur les choses mêmes du réel qui nous entoure, et que nous ne comprenons pas. Tout est là, déjà, et tout est, par ce seul fait même d’exister. Il n’y a rien d’autre à chercher, ni à trouver. Et rien d’autre à interpréter.
Cela impose, au réisophe, dès lors, d’inventer un lexique qui puisse correspondre à cela qui est l’évidence même d’être, et que nous négligeons souvent pour penser, ou voir, quelque chose à la place de ce qui est. La chose est, ainsi, déclinée, évidemment, en chosalité (p.12), en chosellement (p.101) ou chosifiée, comme seule pensée directrice, comme seule volonté de la chose poursuivant son être dans son être, et sa manière propre d’exister jusque dans la chose elle-même. La chose-chose, ou chose de la chose. Ou même chose qui est chose par la chose elle-même. Ce qui fait que cette pensée suit, non pas des principes, mais, comme dit le poète-penseur, des trincipes (p.121), qu’elle procède du remêmement (p.223), et qu’elle pratique, non pas vraiment l’examen, mais plutôt – comme dit, toujours avec humour, Albarracin – l’inamen (p.136). L’enfaire est son œuvre (p.23). Le rendroit son premier abord (p.40). Et le riz ontal, bien sûr, la variété de riz spécial que cutivent les réisophes (p.36). Le cueil est encore, pour la fleur (qui est fleur parce qu’elle « est l’objet de cet objet qu’est la fleur », p.201) sa façon même d’être cueillie dans le cueilli (p.32). Son absolu.
On le voit, l’humour ne manque pas dans cette approche du monde réel, qui fait mouche sur tous les mots. Comme Ponge pouvait prendre parti des choses, mais compte tenu des mots, ainsi Laurent Albarracin prend-il aussi les choses au mot, en jouant de l’épanadiplose, très souvent, en réactivant les catachrèses, ou les images oubliées au cœur du langage. Ainsi, « l’eau lave l’eau à l’eau de l’eau », écrit-il (p.43). « La ronce dans la ronce se roncifie » (p.16). « Le tout joue le tout pour le tout », évidemment, « dans la partie » (p.31). Et « le puits descend dans son puits » (p.33). À bien y regarder encore, « une chaise » – selon lui – « est assise dans la chaise » (p.34), ce qui la rend, c’est sûr, bien différente du fauteuil, puisqu’elle « accueille », alors, en elle, « un bonhomme », et « a pris des bras et du gras » (p.112). « Le poteau frémit du poteau ». « La tache », de fait, est à « la tâche » (p.66). Et, donc, s’il pleut, c’est, sûrement, « le il pleut qui pleut dans il pleut » (p.143).
Ce faisant, Albarracin ne se contente pas de « rendre » – comme il dit – « visible le visible » (p.54). Il renouvelle la poésie, en retrouvant ses origines. Si l’on pense à Marc-Aurèle, souvent, ou Epictète, et pas seulement à cause du titre ou des nombreux impératifs qui ouvrent certains poèmes, c’est surtout aux présocratiques, à Lucrèce, à la poésie scientifique ou philosophique que l’on songe en lisant ces textes où s’expose un enseignement, avec ses rites (p.36), son magistère (p.128), son emblème (dans la toupie, p.100), et même la position qu’il faut adopter, celle du crocus, pour être un bon réisophe (p.118). La poésie réisophique implique ainsi une langue blanche, littérale, a-poétique, purement scientifique ou technique, discursive dans tous les cas, même si être tautologue n’exclut pas, dans la poésie, un long pétrissage du langage, une saveur des mots et des choses, que les mots cherchent en vain à dire, à exprimer.
Dès lors, si l’extraordinaire n’apparaît que dans l’ordinaire des mots et des choses, si c’est seul par l’évidence que le réel peut se dire et se faire entendre, le réisophe se doit d’avoir recours à la chair des mots, à la matière même du langage, à sa jouissance. Et c’est tout autant en jouant de la réversibilité des mots sur eux-mêmes, du retournement des catachrèses sur leurs images, ou des mots qu’on voit dans les mots, ou qu’on devine, qu’Albarracin réactive la langue poétique. « Un triangle » contient « une tringle » (p.177), comme « le vide est à moitié verre » (p.166), ou « le tronc commun un bois souple » (p.84), quand on sait « ce qui cloche dans la cloche » (p.175). Cela donne une litanie étonnante autour des fruits (p.221), où « l’orange est couleur de soi », « le coing comme un angle digital », « la framboise téton des bois », et « le raisin » a « ses raisons ». Autant dire, par ses exemples, combien ce livre est jubilatoire ! Alors, lecteur, fais comme le dit le philosophe réisophe : « De toute matière, fais-toi une raison, /Avale les choses, fais-en une vision. » (p.64)
Et ainsi, tu seras heureux.
Christian Travaux
Laurent Albarracin, manuel de réisophie pratique, Arfuyen, 2022, 252 p, 18€
(1) Laurent Albarracin, Res rerum, Arfuyen, 2018, p.7.