Autant la figure de l’oiseleur est courante et puissamment connotée (voir L’oiseleur ), autant son pendant féminin est rare et quasiment inexistant, au point même que le mot « oiseleuse » manque.
Cet article présente quatre études indépendantes, qui ont toutes plus ou moins à voir avec la capture ou le dressage, par des mains féminines, des petits oiseaux :
- A) L’Arbre aux phallus
- B) La femme au faucon
- C) Les ailes de Frau Minne
- D) L’oiseleuse
A) L’Arbre aux phallus
La littérature étant d’autant plus copieuse [A1] que le motif est rare, nous nous limiterons à cette seule question : ces phallus arboricoles sont ils des fruits ou des oiseaux ?
1450-1500, Salle de chasse, Schloss Moos-Schulthaus, Appiano (Sud Tyrol)
Ici l’analogie avec les fruits est évidente :
- à droite une femme les fait tomber avec sa gaule et une autre les ramasse par terre ;
- à gauche deux femmes se battent et une troisième les emporte dans une corbeille.
Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, 14ème s, BNF fr 25526 fol 106v Gallica
La fresque développe la même idée que cette célèbre drôlerie, en bas d’une page tout entière consacrée à filer la métaphore entre la pulsion sexuelle et l’appétit [A2] :
« Trop est forte chose nature
Car elle passe (outrepasse) nourriture »
L’arbre est donc clairement la métaphore de la gourmandise féminine, fût-elle monastique.
La fresque de Massa-Marittima et ses mystères
Fontaine du Palais de l’Abondance, 1265-1300, Massa Marittima
Le sujet se complique quelque peu avec la fresque qui décore cette fontaine, construite en 1265, sous un bâtiment qui servait de grenier à grains. Contrairement aux deux exemples précédents, il s’agit ici d’un lieu public, ce qui suppose l’assentiment et la compréhension d’une large population.
La partie haute, avec ses phallus aux allures de pêches ou d’abricots, est clairement fructifère. La partie basse, avec la femme qui brandit une gaule et les deux qui se disputent, est pratiquement identique à la fresque tyrolienne : la différence principale étant qu’ici, les femmes sont habillées, ce qui semble plus convenable pour un lieu public.
La question des oiseaux noirs
Ce registre aviaire a déclenché des interprétations divergentes [A3]. Je m’appuie ici sur l’excellent document de synthèse rédigé par les élèves de l’institut Bernardino Lotti [A4].
Pour Bagnoli, les femmes participent à une fête liée aux rites de fertilité et les fruits en forme de pénis sont des objets comestibles, « des pains ou des bonbons ». La femme à la gaule essaie de chasser trois corbeaux noirs qui veulent attaquer ces friandises, et les deux femmes qui se tiennent par les cheveux, se battent pour une qui vient de tomber de l’arbre .L’aigle qui se dresse au-dessus de la tête d’une des femmes de gauche est une référence claire au parti impérial, celui des Gibelins et du podestat d’origine pisane Ildebrandino Malcondine, qui a fait réaliser la fontaine
Pour Zamuner, la fresque est un symbole de fertilité à fonction apotropaïque, c’est-à-dire visant à espérer l’abondance de la récolte et en même temps à éviter la possibilité malheureuse de recourir aux stocks de l’entrepôt. Les organes mâles sont un symbole de fertilité et d’abondance, tandis que les corbeaux noirs représentent le péril et le danger de famine .
George Ferzoco renverse complètement cette vision. Se plaçant aux antipodes de Bagnoli, il définit même l’image comme un symbole de stérilité et attribue sa réalisation au parti adverse, les Guelfes, qui ont dirigé Massa Marittima entre 1267 et 1335. Il relie les scènes représentées dans le tableau aux rites célébrés par les sorcières et décrits dans le Malleus maleficarum (1487).
La « sorcière » avec la baguette à la main tenterait d’atteindre un nid où se trouvent deux oiseaux (cérémonie décrite dans le Malleus).
Maurizio Bernardelli Curuz revient à Ildebrandino Malcondine : la fresque représente les effets du bon gouvernement gibelin sur la ville. L‘arbre symbolise l’aqueduc qui acheminait toute l’eau vers la nouvelle source, et le toit, qu’on aperçoit en contrebas, est précisément l’image du bâtiment nouvellement construit. La scène avec les femmes doit être lue comme une narration qui se déroule de gauche à droite :
- à gauche, la ville avant la création de la nouvelle source, lorsque les femmes se battaient pour puiser l’eau des ruisseaux qui coulaient des pentes de la colline ; le manque d’harmonie est symbolisé par les aigles agités, et les couleurs des robes (rouge, jaune et bleu) évoquent les trois quartiers de la ville.
- à droite la fin heureuse de l’histoire : les mêmes femmes qui se battaient autrefois s’en vont bras dessus bras dessous et conversent agréablement.
Des oiseaux pas si noirs
Toutes les interprétations qui voient dans les oiseaux un élément perturbateur et négatif se heurtent à la même difficulté : ils ne peuvent pas représenter l’emblème des Gibelins, qui pourtant ont fait réaliser la fontaine. On peut alors retarder la datation des fresques (George Ferzoco) où même supposer (Dishat Harman [A5]) que les aigles ont été rajoutés au moment de la prise de pouvoir par les Guelfes, pour caricaturer les Gibelins.
Or aucun de ces oiseau n’attaque les fruits, et leur nombre est plus ou moins le même que celui des femmes. L’oiseau étant, en Italie comme ailleurs, un symbole viril bien connu, il n’y a pas d’opposition entre les oiseaux et les fruits, ou de compétition entre les oiseaux et les femmes, mais au contraire une sorte de redondance. Je proposerais volontiers que, tandis que l’arbre représente tous les membres virils disponibles, les aigles symbolisent, parmi les hommes de la Cité gibeline, celui qui va protéger chaque fille.
Ainsi loin d’introduire une quelconque notion de débauche ou de sorcellerie, la couche aviaire constituerait plutôt une forme de moralisation de l’arbre à phallus, pour le rendre publiquement acceptable : à la différence de la fresque tyrolienne au sol jonché de fruits, la couche des aigles empêche ici les filles d’aller gauler n’importe qui.
En aparté : les nids d’oiseaux du Malleus Maleficarum (1486-87)
Il y a dans le Malleus Maleficarum [A6] deux passages qui traitent des nids d’oiseaux.
La paraphrase de Deutéronome 22
Le premier passage se trouve au chapitre 8 de la Partie 1 : Certains remèdes contre les maux dont le démon afflige l’homme :
Exode 22 : Tu ne souffriras pas de laisser vivre sur terre les sorcières et, ajoute-t-il, elle n’habitera pas dans ton pays, de peur qu’elle ne te fasse pécher. De même, la fornicatrice sera mise à mort et ne sera pas autorisée à fréquenter les hommes. Notez la jalousie de Dieu, qui dit ce qui suit dans Deutéronome 22 : Si tu trouves un nid d’oiseau, avec la mère assise sur les œufs ou sur les jeunes, tu ne prendras pas le tout, mais tu laisseras la mère s’envoler ; car les Gentils le faisaient pour rendre stérile. Le Dieu jaloux ne souffrirait pas dans son peuple ce signe d’adultère. De même, de nos jours, quand les vieilles femmes trouvent un sou, elles pensent que c’est un signe de grande fortune ; et à l’inverse, quand elles rêvent d’un trésor, c’est un signe de malchance. Dieu a également enseigné que tous les vases devaient être couverts et que lorsqu’un vase n’avait pas de couvercle, il devait être considéré comme impur.
Maleficos non patieris viuere super terram, sed & hoc adiunxit, non habitet in terra tua, ne fortè peccare te faciat, sicut copulatrix occiditur, & peruagari inter homines non permittitur. Nota zelum Dei, Deuterono. 22. Deus præcepit : Nidum cum ouis, aut pullis desuper cubantem matrem, non deberent simul seruare, sed matrem permittere auolare, quia hoc gentiles ad sterilitatem vertebant. Zelotes Dominus in suo populo noluit tale signum adulterij pati, sic iam vetulæ inuentionem denarij, signum magni fortunij, & per oppositum vbi thesaurum somniarent, iudicant. Item præcepit omnia vasa cooperiri, & vasculum non habens operculum immundum censeri.
De ce galimatias difficile à suivre, il ressort que :
- capturer un oiseau adulte signifie rendre stérile ;
- capturer un oiseau est un signe d’adultère ;
- quand on est une femme, il faut se contenter d’un seul « denier » (et non en vouloir beaucoup) ;
- quand on est une femme, il faut mettre un couvercle à son pot.
Les nids à phallus
Le second passage se trouve au chapitre 7 de la Partie 2 : Comment elles ont coutume d’emporter les membres virils
« Enfin, que penser de ces sorcières qui, tant bien que mal, prennent des membres en grand nombre (vingt ou trente) et les enferment ensemble dans un nid d’oiseau ou dans une boîte, où ils se déplacent comme des membres vivants, mangeant de l’avoine ou du fourrage ? Cela a été vu par beaucoup et est un sujet commun de conversation. On devrait dire que tout est provoqué par le travail et l’illusion du diable. Les sens des témoins sont trompés de la manière que nous avons mentionnée plus haut. Un homme a rapporté qu’ayant perdu son membre, il s’est approché d’une certaine sorcière afin de rétablir sa santé. Elle a dit au malade de grimper à un arbre particulier où il y avait un nid contenant de nombreux membres, et lui a permis de prendre celui qu’il voulait. Quand il a essayé d’en prendre un gros, ne prends pas celui-là, dit la sorcière, et elle a précisé qu’il appartenait à un curé. »
Quid denique, sentiendum super eas maleficas, qui huiusmodi membra in copioso interdũ numero, vt viginti vel triginta membra insimul ad nidum auium, vel ad aliquod scrinium includunt, vbi & quasi ad viuentia membra se mouent, vel auenam vel pabulum consumenda, prout à multis visa sunt & communis fama refert. Dicendum quòd diabolica operatione & illusione cuncta exercentur, sic enim sensus videntium illuduntur modis suprà tactis. Retulit enim quidã, quòd dum membrum perdidisset, & quandam Maleficam causæ recuperandæ suæ sanitatis accessisset. Illa vt quendam arborem ascenderet infirmo iniunxit, & vt de nido in quo plurima erant membra, si quod vellet accipere posset indulsit. Et cùm ille magnum quoddam accipere attentasset, non ait Malefica illud accipias, & quia vni ex plebanis attineret subiunxit.
On voit bien que ce texte, postérieur de deux siècles à la fresque de Massa Marittima, n’a aucun rapport avec elle. L’idée du « nid à phallus », dont il n’existe d’ailleurs aucune représentation graphique, est totalement liée au contexte du Malleus : les rédacteurs commencent par tordre une citation du Deutéronome 22 (le texte ne parle pas de stérilité, mais dit seulement que se contenter des petits ou des oeufs « prolonge les jours » ) et la combinent avec le symbolisme habituel de l’oiseau pour imaginer la fable, au comique involontaire, du nid dont le plus grand phallus était clérical.
B) La femme au faucon
La cassette du British museum
Cassette en émaux de Limoges
Vers 1180, British museum
Cette cassette pose une devinette iconographique, qui n’a pas été complètement résolue : raconte-t-elle une histoire, où est-elle seulement décorée de scènes courtoises déconnectées entre elles ?
Un des petit côtés montre une chimère, un homme aux pattes de félin et à la queue de serpent, combattant un lion à l’épée.
Le petit côté opposé reprend, à droite, le même thème : un guerrier, cette fois bien humain, combat à pied un lion qui mord son bouclier.
A gauche s’introduit un second thème : le même homme fait danser au son de sa viole une femme aux très longs cheveux.
Le couvercle est composé de la même manière, en associant par deux fois un médaillon avec le combattant (cette fois à cheval) et l’autre avec le couple :
- à droite :
- en haut l’homme casqué chevauche, avec sa lance de tournoi et son écu ;
- en bas il se prépare à jouer de la viole (dont la forme imite celle de son écu) pour la femme qui porte au poing droit son faucon ;
- à gauche :
- en haut l’homme combat à l’épée un lion qui mord son cheval ;
- en bas un troisième thème : l’homme agenouillé est tenu en laisse par la femme, qui porte au poing droit son faucon, cette fois tenu par ses jets (courtes laisses attachées à ses patte).
La face avant reprend les deux derniers thèmes, mais hors des médaillons :
- en vert la séduction : l’homme joue de la viole, la femme écoute, le faucon vole de l’un à l’autre ;
- en rouge la soumission : accepté comme familier, l’homme est tenu en laisse de la main droite, le faucon est tenu de la main gauche et l’étoile ,qui le remplace dans le ciel, signale l’accomplissement.
Les symétries de la composition révèlent, plutôt qu’une narration continue, une composition en trois thèmes :
- 0) le petit côté droit introduit le thème du combat contre la bête ;
- 1) le petit côté gauche rajoute à ce thème (en jaune) celui de la séduction (en vert), ainsi présentée comme un combat encore plus dangereux ;
- 2) le couvercle rajoute un nouvel élément, le faucon (en rose) et un troisième thème : la soumission ;
- 3) la face avant récapitule les trois thèmes, menés à leur aboutissement :
- la séduction : l’homme joue et le faucon vole ;
- la soumission : la femme tient maintenant la laisse de la main droite, et le faucon, devenu favori secondaire, de la main gauche ;
- le combat : l’homme tenant d’un main son épée, de l’autre une clé de belle taille, a pour nouvelle mission de garder la serrure, que le faucon favori garde quant à lui par en haut.
Méritée par son courage et ses chants, cette clé est la seule qui ouvre la serrure de la dame.
Le faucon comme enjeu
Objet de luxe, le faucon a parfois servi comme prix dans un concours de beauté :
« Elles étaient plus de quatre-cent dans le verge, c’est la belle Hellenborc qui enleva l’épervier ». Vie de Saint Honorat (1300) cité par [B1], p 376
Paule Le Rider [B1] a trouvé plusieurs indices, vers 1170, de l’épervier comme enjeu d’une compétition que le gagnant ramène à sa dame.
Il est possible que le faucon joue en partie ce rôle dans la cassette du British museum :
- lorsqu’il est placé entre la dame et l’homme (en vert), il signalerait que la compétition est ouverte ;
- lorsqu’il est éloigné de l’homme (en rouge) , il signalerait que le jeu est terminé : l’homme a gagné, c’est à dire qu’il est agréé comme captif.
Ci mets le dieu d’amours trait à l’amant, fol 13 Comment le dieu d’amours ferme à l’amant le costé à la clef, fol 15r
Le Roman de la Rose, 1375-1400, BL Add 42133
Dans ce texte un peu postérieur de Guillaume de Lorris (1230-35), deux métaphores pénétrantes se complètent, mais appliquées à l’amant :
- la flèche dans l’oeil (le regard) déclenche l’amour ;
- la clé dans le côté le verrouille.
Il est probable que la clé de la cassette limousine porte la même valeur d’exclusivité, plutôt que l’allusion sexuelle qu’un oeil moderne y verrait volontiers.
Le faucon d’apparat
Contrairement à l’intuition superficielle, la dame arborant son faucon n’a rien de la domina fantasmatique s’appropriant un attribut masculin : le faucon est sans doute le seul oiseau a n’avoir rien de phallique, du moins aux hautes époques [B2].
1201, Sceau de la comtesse Adelaïde de Hollande, Rijnsburg, Algemeen Rijksarchief [B3] 1248, Sceau de Sophie de Thüringe, épouse d’Henri de Brabant [B3]
Attribut de la haute noblesse, le faucon figure dans de nombreux sceaux féminins, de type « équestre de chasse » ([B4], p34, note 73)
1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen 1300-20, Partie de chasse, Valve de miroir en ivoire, British museum (Koechlin [B5] N° 1028)
Dans les chevauchées à la campagne, il arrive que ce soit la femme qui tienne le faucon (bien que l’inverse soit le plus fréquent).
Le faucon courtois
Dans la littérature courtoise, le faucon métaphorise agréablement l’un ou l’autre sexe.
A cause de la difficulté à l’apprivoiser, il est souvent comparé à la dame.
A cause de sa loyauté à son propriétaire, il est parfois loué comme l’image du parfait amant.
Enfin, comme il prend la fuite facilement, il illustre équitablement les deux sexes : le thème du faucon perdu apparaît dans le Falkenlied de Kürenberg (1160-70), signifiant la femme abandonnée. Dans la littérature germanique, le faucon perdu symbolise le plus souvent l’amant disparu, dans la littérature anglaise c’est plutôt l’inverse ([B4], p 173).
Couple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, British museum (Koechlin [B5] N°911)
Pour Bruno Roy [B6], chaque amant désignerait du doigt le sexe de l’autre, l’index de la dame étant cassé. En fait, il n’en est rien : chacun porte sur sa main gauche un gant de fauconnier. L’homme tient le faucon par ses jets et l’attire avec un morceau de viande (pât ou reclain) dans sa main droite nue , afin qu’il vienne se poser juste au dessus, sur la main gantée de la dame. Celle-ci tient dans sa main droite un objet difficilement lisible, qui pourrait être le chaperon de l’oiseau pour l’aveugler, dès qu’il sera posé ([B5], N°911). Ce vol de l’oiseau vers la dame se place dans la rhétorique de l’échange courtois, mais il est toujours loisible d’y voir un sous-texte plus explicite.
Lylan Lam [B7] rapproche cette valve d’un texte de Chrétien de Troyes où la soif du cerf et l’appétit du faucon sont successivement comparés à l’étreinte amoureuse entre Erec et Enide :
« Cers chassiez qui de soif alainne
Ne desirre tant la fontainne,
n’espreviers ne vient a reclain
si volantiers quant il a fain,
que plus volantiers n’i venissent,
einçois que il s’antre tenissent. »
1340-50, Louvre 1300-50, Musée de Cluny
Tristan et Iseut à la fontaine
Ces deux ivoires contemporains illustrent le même passage du roman : en voyant son reflet dans la fontaine, Tristan se rend compte que le roi Marc, l’époux d’Iseut, s’est caché dans l’arbre pour les surprendre, et il montre discrètement le reflet à Iseut.
On voit ici combien la prudence s’impose quant à la symbolique sexuelle des petits animaux :
- dans la première image, tout colle : Iseut à gauche porte son petit chien touffu, et Tristan son faucon phallique ;
- dans la seconde image, rien ne va plus : c’est Tristan à gauche qui tient l’animal velu, et Iseult qui tient le rapace (bien sûr, on peut toujours dire que chaque sexe porte ce qu’il désire).
Le Dieu de l’Amour et un Couple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, Victoria and Albert Museum (Koechlin [B5] N° 1068)
Ce couple visé par les deux flèches met en balance la couronne tenue par l’amante et le faucon tenu par l’amant. Bruno Roy [B6] ne manque pas d’y voir les symboles sexuels qui s’imposent.
Couple d’amoureux, 1440-50, valve de miroir en ivoire, Walters Art Museum, Baltimore.
En fait, cette symétrie facile n’est guère dans l’esprit de l’époque : dans cette composition similaire, la dame couronne son amant qui s’agenouille devant elle. Tandis que la valve du British museum montrait l’envoi du faucon de l’amant à l’amante, le don s’effectue ici en sens inverse. Nous sommes donc dans la rhétorique de l’échange de présents, plutôt que dans l’allusion à des faveurs plus appuyées.
Bréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 32, IRHT
Cette page du Bréviaire de Renaud de Bar, évêque de Metz, est décoré de ses armoiries et de celles de sa mère Jeanne de Toucy : la bas de page n’a donc rien d’érotique, malgré le fouet manié par la dame et la couronne brandie : il ne s’agit que d’effaroucher les oiseaux et de montrer l’enjeu de la chasse.
Bréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 12, IRHT
Cette scène du même manuscrit est très proche de l’esprit de la cassette du British museum : au son d’une viole, la dame et le damoiseau entraînent chacun son faucon, à l’aide d’un leurre à plume : pour l’instant, les oiseaux sur les arbres n’ont encore rien à craindre. Pour montrer son courage, la précision de son dressage ou douceur de son oiseau, le jeune homme le porte à main nue, son gant posé au pied de l’arbre.
Décrétales de Grégoire IX, 1300-40, Royal MS 10 E IV fol 79v
Dans ce manuscrit très austère, les bas de pages forment des séries, destinées à divertir le lecteur tout en identifiant visuellement les groupes de pages. Ici, la dame a eu plus de chance que le damoiseau : son bras est couvert de trophées, tandis qu’il n’a rien attrapé. A noter sa gibecière triangulaire, la « fauconnière ».
Fol 78r
Fol 79r
Toutes les autres pages de la section montrent des femmes entraînant leur oiseau. Elles ont probablement un côté humoristique, « monde à l’envers », comme de nombreux bas de pages drolatiques du manuscrit, où des animaux ou des femmes se livrent à des occupations manifestement masculines :
Fol 43v
Le faucon déprécié
Bible Moralisée, 1226–1275, Oxford, Bodl. 270 b, fol. 135v
Oiseau emblématique de la noblesse, le faucon est dès le départ mal vu par l’église au nom de la condamnation de la chasse. Dans les Bibles moralisées, comme l’a montré Mira Friedmann [B8], le faucon n’est associé qu’aux hommes, incroyants ou pécheurs :
Ceci signifie que le bon prélat doit sévèrement corriger le pécheur et prier en secret pour lui, afin que le Seigneur lui soit propice.
Hoc significant quod bonus prelatus aspere debet corrigere peccatorem et in secreto orarepro ipso ut dominus propitius ei fiat.
Malgré cette réprobation religieuse, le faucon restera longtemps l’attribut privilégié de la noblesse.
A partir du XVIème siècle, la fauconnerie perdra de son prestige et le faucon de ses plumes : on lui prêtera de plus en plus une signification négative : dédain, rapacité, voire luxure.
L’Envie
Bosch, 1500-25, Table des Sept Péchés mortels, Prado, Madrid
Bosch par exemple s’en servira pour illustrer l’Envie. La scène se passe devant un octroi. La fille du percepteur fait tourner la tête d’un piéton. Son compagnon l’attend, le faucon au poing, et jette des regards envieux en direction du couple. Le percepteur excite l’envie des chiens en agitant un os, et on comprend que de même il manipule sa fille pour aguicher les passants.
Le don du coeur, 1400-10, Louvre
Au début du XVème siècle, la littérature chevaleresque et courtoise est encore appréciée. Le don du coeur, de l’amant à l’amante ou réciproquement, en est un thème courant, un peu plus rare dans l’iconographie. Cette tapisserie a pour caractéristique unique de le combiner avec le thème de l’appétit animal.
Le chien, symbole ici du désir masculin, prend les devants pour s’approcher de la fleur qui lui est négligemment tendue. Tandis que le vautour, symbole du pouvoir féminin [B9], se régale à l’avance du « reclain » rouge qui lui est offert.
Il y a probablement ici une composante satirique :
- dans le désintérêt affiché par la femme (contredit par le regard intéressé de son faucon) ;
- dans la figure glorieuse du coq en pourpoint rouge (contredite par la taille minuscule de son offrande).
Après trois siècles d’amour courtois, l’image traduit pour le moins une forme de prise de distance par rapport à une imagerie vieillissante.
Le Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich
L’ironie est tout à fait perceptible au milieu du siècle, dans cette gravure dont on ne connait que cet unique exemplaire. A la place d’un faucon, la dame tient un coucou, comme elle le proclame dans la banderole :
Je monte à dos d’âne quand je veux,
Un coucou, voilà mon faucon,
J’attrape beaucoup de fous et de singes avec !
Eynen essel reyden ich wan ich weil /
Ein gauch dat is myn federspil /
Da myt fangen ich naren ind affen vil
En vieil allemand, « Federspiel », le « jouet à plumes », est synonyme de faucon, avant que ce sens ne recule à partir du XVIe siècle pour désigner uniquement le leurre [B10].
Image habituelle de l’imbécile, le coucou parodie le faucon, comme l’âne parodie le cheval : c’est ici une maîtresse de pacotille qui règne sur des singes et des fous.
Comme le note Paolo Parisi [B10], cette gravure inaugure une critique de classe qui s’exprimera pleinement dans la Nef des Fous, de Sébastian Brant. Mais avant d’y arriver, il nous faut présenter une autre femme forte spécifiquement germanique, qui a elle-aussi à voir avec le pouvoir et les oiseaux.
C) Les ailes de Frau Minne
Le développement de la littérature courtoise en Allemagne, à partir de 1150, va aboutir, à la fin du XIVème siècle, à l’émergence de la figure très particulière de Frau Minne (Dame l’Amour). Selon Naomi Reed Kline [C1] :
« Parmi les développements historiques et culturels qui ont considérablement éloigné le monde féodal des Minnesinger du monde germanophone du XVe siècle, se place la reconsidération de l’amour idéal qui, en partie, a été opérée par la figure de «Frau Minne», gardienne et juge de la fidélité conjugale. Une série d’objets alsaciens, bâlois, zurichois et allemands laisse entrevoir les aspirations d’une classe bourgeoise qui tenait encore aux idéaux chevaleresques de l’amour mais croyait à la solidité du mariage. Alors que les premiers Minnesänger écrivaient sur un amour abstrait, les textes inscrits sur les coffrets de courtoisie (minnekästchen) sont centrés sur l’ego masculin et exigent une réponse concrète, fiançailles ou mariage : ce sont des discours adaptées aux changements sociaux et économiques. L’invention de Mme Minne en a assuré le contrôle ».
Couvercle en cuir d’une Minnekästchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin
Au départ, Frau Minne est représentée avant tout comme une Reine trônante : ici elle se fait l‘arbitre du couple, donnant raison à l’homme qui se plaint que celle qu’il aime soit impitoyable (« meine Geliebt gehassig ist« ).
Frau Minne, Prachthandschrift de Hugo von Montfort,1413, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1r Frau Minne (partie d’un lustre), 1430, Stadtmuseum Wiesbaden
Les illustrateurs imaginent des trônes de plus en plus extraordinaires : deux lions ou deux oiseaux de proie.
Couvercle de Minnekästchen, fin 14eme, Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin.
Sur ce couvercle l’homme remet son coeur entre les mains de son aimée, alors qu’il doit partir en voyage :
Mon Trésor, sois-moi gracieuse, alors que je dois me séparer de moi.
Mein Schatz, sei mir gnädig, wenn ich mich von dir scheiden soll
Frau Minne est garante de leur engagement mutuel de fidélité, qui se développe dans les dialogues des panneaux latéraux ([C1], p 85). Son trône est ici rien moins qu’un homme à quatre pattes, tandis qu’un attribut nouveau, les deux immenses ailes, se déploient au dessus des deux protagonistes, On notera la parenté, mais au féminin, avec la figure du Dieu de l’amour couronné et ailé, tel qu’il apparaît en France dans les ivoires parisiens et les illustrations du Roman de la Rose. Les ailes conférent un caractère céleste et divin à l’accord entre les deux parties.
Frau Minne, vers 1400, Zunfthaus zur Zimmerleuten (maison de la Guilde des Charpentiers), Zürich
Dans cette fresque récemment découverte [C2], les grandes ailes noires de Frau Minne ne jouent plus un rôle d’équilibrage entre les sexes, mais de pure domination sur le sexe mâle : trônant sur deux hommes à quatre pattes, elle vient d’arracher le coeur du jeune homme situé à sa gauche, tout en plantant sa lance dans le flanc de celui situé à sa droite.
Les tapisseries de Regensburg
Deux tapisseries réalisés pour décorer la mairie de Regensburg montrent également Frau Minne ailée, mais dans un registre plus apaisé.
Parmi les vingt quatre médaillons de la tapisserie la plus ancienne, elle apparaît semble-t-il à trois reprises :
Frau Minne ?, Médaillon 5
Tapisserie aux médaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal
Le médaillon 5 montre une figure ailée, mais sans couronne, posant ses mains sur le crâne dégarni d’un homme assis entre deux femmes. Le texte est loin d’être clair : « Beau lin, je vais l’acheter pour vous, mais seulement pour glorifier votre chevelure ».
Frau Minne, Médaillons 13 et 14
Le médaillon 13 montre une femme ailée et couronnée, qui vient de tirer à l’arc sur un jeune homme :
« J’ai gagné le tour (je suis allongé sur les genoux de la bien-aimée) et je peux maintenant (profiter de la) flèche que Minne a tirée »
Dans le médaillon 14, les flèches ont été transférées de Minne au coeur du jeune homme, transformant celui-ci en une sorte d’oiseau transpercé par la flèche : « Mon coeur souffre l’agonie, ôte-moi maintenant la flèche de l’amour. »
Couple au faucon, médaillons 15 et 16
Les deux médaillons suivant ne montrent pas Frau Minne, mais des thèmes courtois que nous connaissons bien.
Le médaillon 15 est expliqué par son texte : « Les femmes et les faucons attendent trop sans but » (il serait logique que l’objet rouge tenu par la femme soit le gant de fauconnier qu’elle tarde à enfiler, empêchant l’oiseau de la rejoindre).
Le médaillon 16 est celui du Tristan et Iseult épiés par le roi Marc : « Je vois dans le reflet de la fontaine mon Seigneur dans l’arbre ».
Le Jugement de Minne, 1410-1420, Museum der Stadt Regensburg, photo imareal
La seconde tapisserie de la mairie de Regensburg illustre le poème « der elende Knabe (le pauvre garçon)« , qui dans la forêt rencontre Frau Minne, ou Frau Vénus. Il s’agit de l’homme élégant à sa droite, face à un nain méprisable qui tente de gagner par de l’argent les faveurs de Frau Minne. La couleur rouge, qui les unit, est celle de l’amour ardent. Particulièrement imposant, le trône est ici composé de deux aigles et d’un lion.
Intérieur du couvercle d’une Minnekätchen, Musée national suisse, Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104 [C3]
Comme l’a noté Jürgen Wurst [C3], on retrouve les mêmes ailes de paon et le même siège à deux aigles dans cette image, dont le texte est malheureusement illisible. On perçoit bien toute l’ambiguïté que finit par créer le cumul des attributs : reine-oiseau par ses ailes et son trône, Frau Minne est aussi oiseleuse par son arc, dans une sorte de monde à l’envers qui fait de la femme la maîtresse et du volatile le chasseur.
Une Vénus ailée
On voit à ces quelques exemples combien la signification aussi bien que l’iconographie de Frau Minne sont fluctuantes, au gré de la fantaisie des artistes. Partant d’une figure royale, elle emprunte ses ailes, puis ses flèches, au Dieu de l’Amour qu’elle féminise. Progressivement, on en vient à l’identifier avec Vénus, auxquelles elle donne un nouvel attribut inconnu des antiques : les ailes.
Le rêve d’un jeune homme, 1478 , illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1r
Cette figure improbable combine les attributs de Cupidon (le bandeau, le brandon) et ceux de Frau Minne (la couronne, les ailes, l’arc) : l’effet est volontaire, puisque le poème débute par le rêve d’un jeune homme, dans lequel ces deux entités lui apparaissent. On notera que trois attributs collatéraux (la nudité, les longs cheveux, la station debout) sont ceux de Vénus. Volontaire ou pas, l’assimilation de Frau Minne à une Vénus ailée suit son cours.
C’est dans la Nef des Fous que l’agglomération atteindra son point ultime, Frau Minne s’effaçant définitivement devant cette nouvelle figure de Vénus.
Le Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich
De l’Amant (Von Buolschafft)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bâle (Bergmann von Olpe) 1494 chap 13 fol 17v
On reconnaît, à la fois dans l’image et dans le texte, l’influence de la gravure du Meister der Weibermacht :
De ma corde je chasse çà et là
Des fous, singes, ânes, coucous,
Que je séduis, trompe et éblouis [C4].
An mynem seyl ich draffter yeich
Vil narren affen esel geüch
Die ich verfűr betrüg vnd leych
Le bestiaire de la dominatrice est identique : la seule différence est qu’elle porte maintenant la couronne et les ailes de Frau Minne, et que le texte la désigne explicitement comme étant Vénus accompagnée de Cupidon. Sur son autre compagnon, le squelette, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt).
De la luxure (Von Vollust)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bale (Bergmann von Olpe) 1494 chap 50 fol 62v
La Luxure tombe sur beaucoup à cause de leur simplicité
Elle en tient beaucoup par l’aile
Beaucoup y ont choisi leur fin [C4].
Wollust durch eynfalt manchen feltt
Manchen sie ouch am flug behelt
Vil hant jr end dar jnn erwelt
Cette autre image d’une maîtresse tenant trois animaux par la patte s’inspire, pour le renouvellement du bestiaire, de Proverbes 7,10-23 : on y trouve un « oiseau qui se précipite dans le filet » et un « boeuf qui va à la boucherie ». L’agneau a été rajouté par Brant, comme exemple de bête naïve.
D) L’oiseleuse
Le Codex Cocharelli est un manuel à usage privé, réalisé par un membre de cette famille de riches banquiers génois pour l’éducation de ses enfants. Il présente donc des images qui n’ont aucun équivalent, dont celle que nous allons commenter.
Codex Cocharelli, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v
Cette page charmante est véritable anthologie aviaire : on y voit des oiseaux de toute espèce, des cages de toute forme, et une femme charmante nourrissant un de ses favoris (voir Le Chardonneret, et derrière).
Pourtant cette belle reine n’est autre que la Luxure, et tout le texte de la page est très proche d’un Manuel du confesseur [D1], qui liste les six variantes de ce Vice en haut de la seconde colonne : P(rima), S(ecunda), T(ertia)...
Voici la description de la Sixième qui se place, dans une proximité surprenante, juste au dessus de la dame tendant une gourmandise à son favori :
Vice contre nature : lorsque quelqu’un, en dehors du lieu régulier, dépose et émet sa semence. Et ce vice là peut se faire de plusieus manières.
Vitium contra naturam : quando aliquis extra locum ordinatum posuit et emitit semen. Et istud tale vitium potuit fieri multis modis
En aparté : Luxure et oiseauIl ne fait donc guère de doute que les différent oiseaux qui agrémentent cette page devaient être compris comme autant d’organes mâles (uccelini) , toujours prêts à être excités.
Chasteté et Luxure, 1225, Rosace Ouest de Notre Dame de Paris
A l’époque médiévale, la Luxure est représentée par une femme nue mordue par des serpents ou des crapauds puis, à partir du XIIIème, par une femme habillée tenant un miroir dont le reflet, parfois, révèle sa vérité hideuse. A Notre Dame, elle est opposé à la Chasteté couronnée, tenant un médaillon orné de son emblème, le Phénix résistant au feu [D2].
Chasteté et Luxure
Maitre Honore d’Amiens, 1290-1295, Somme le Roi, Fitzwilliam MS 368.
Le principe de de manuscrit est de personnifier par une figure féminine :
- une Vertu, couronnée, tenant en main un médaillon avec son animal emblématique, et foulant au pied l’animal adverse ;
- le Vice opposé, avec ses attributs.
En bas les deux saynettes montrent des exemples bibliques.
Ainsi la Chasteté, associée à l’épisode de Judith et Holopherne, a pour emblème une tourterelle (qui ne se console par ailleurs si son partenaire disparaît) [D3] et pour contre-emblème un sanglier.
La Luxure associée à l’épisode de Joseph et la femme de Putiphar, a pour attributs le voile qu’elle enlève pour ses amants, et la paire de menottes qu’en échange elle leur met.
L’oiseleuse
Ces deux exemples jettent un doute sur l’interprétation du Codex Cocharelli : cette figure si extraordinaire de reine et d’oiseleuse représente-t-elle vraiment la Luxure ? N’en serait-elle pas plutôt l’antithèse, la Chasteté, tandis que la Luxure serait représentée par l’oiseleur du bas de page ?
Une première réponse est que le Codex Cocharelli traite des Vices et des Vertus dans deux sections différentes, toutes deux incomplètes et désorganisées. La reconstitution proposée par Chiara Concina [D4] ne comporte aucune page représentant à la fois un Vice et une Vertu.
Petites heures du Duc de Berry, 1375-85, BNF Lat fol 18014 fol 9v Codex Cocharelli
Bouvreuil pivoine
Une seconde réponse découle de l’identification de l’oiseau : il s’agit d’un bouvreuil pivoine, passereau bien connu pour sa capacité à apprendre des airs, et pour sa fidélité à sa compagne. Or seul le mâle arbore cette gorge rouge caractéristique.
Notre oiseleuse représente donc bien la Luxure, corrompant l’oiseau fidèle.
L’oiseleur
L ‘oiseleur du bas de page, caché derrière un buisson, se sert des oiseaux en cage comme appelants pour attirer leurs frères encore sauvages. Faut-il y voir le pourvoyeur de dame Luxure ? Ou bien son alter-ego masculin, le ravisseur dont l’appétit pour les oiselles est insatiable (sur l’Oiseleur comme figure du séducteur, voir L’oiseleur ) ? Mais il semble pour le moins contradictoire que, dans la même page, les volatiles du haut représentent le « petit oiseau » des messieurs, et ceux du bas des ravissantes idiotes.
L’explication inattendue, plus proche de l’esprit du temps, nous est fournie par un des grands textes médiévaux, le Roman de la Rose, dont un passage aurait pu être écrit comme explication du bas de page :
Ainsi comme fait l’oiseleur
Qui va à l’oiseau comme un voleur
L’appelle par de douces sonneries
Caché dans les buissons
Pour l’attirer par son bruit
Afin qu’il puisse le prendre
Le fol oiseau s’approche de lui,
Il ne sait répondre au sophisme
Qui l’a trompé
Par cette sorte de diction.
Ainsi fait le cailler (mâle de la caille) à la caille
Pour que dans le filet elle aille.
Et la caille écoute le son
S’en approche et se précipite
Sous le filet que celui-là a tendu,
Sur l’herbe au printemps fraîche et drue
Il n’est aucune vieille caille
Qui ne veuille venir au caillier
Même échaudée et battue
Par les autres filets qu’elle a vue
Et dont j’espère elle s’est échappée
Alors qu’elle aurait dû être happée.
Roman de la Rose, vers 22287 et s
Ainsinc cum fait li oiselierres
Qui tent à l’oisel, comme lierres,
Et l’apele par dous sonnés,
Muciés entre les buissonnés,
Por li faire à son brai venir,
Tant que pris le puisse tenir;
Li fox oisiaus de li s’aprime,
Qui ne set respondre au sophime
Qui l’a mis en décepcion
Par figure de diccion;
Si cum fait li cailliers la caille,
Por ce que dedans la rois saille;
Et la caille le son escoute,
Si s’en apresse, et puis se boute
Sous la rois que cil a tenduë
Sor l’erbe en printens fresche et druë;
Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille,
Tant est eschaudée et batuë,
Qu’ele a bien autre rois véuë
Dont el s’ert espoir eschapée,
Quant ele i dut estre hapée
Ainsi l’oiseleur est, comme le Diable, celui qui profite de l’appétit sexuel sous toutes ses formes, masculine autant que féminine :
« Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille ».
La Luxure à l’oiseau
Les images de la Luxure avec un oiseau sont très rares, et semblent avoir été réinventées sporadiquement sans suivre une tradition iconographique définie.
La Luxure
Vers 1390, BNF MS 400 Gallica
Le principe spécifique de ce manuscrit est de figurer les sept péchés capitaux par un homme ou une femme chevauchant un quadrupède et tenant un oiseau en main [D5] :
- Orgueil : roi sur un lion et tenant un aigle ;
- Envie : moine sur un chien et tenant un épervier ;
- Ire : femme sur un sanglier et tenant un coq ;
- Accidie (Paresse) : vilain sur un âne et tenant un hibou ;
- Avarice : marchand sur un blaireau (taisse, taxus) et tenant un choucas (et non une chouette) ;
- Gloutonnerie : jouvencel sur un loup et tenant un milan (escofle) ;
- Pécheuse : femme sur une chèvre et tenant une colombe.
Selon E.Mâle, la colombe s’explique ici par un texte sur les Vices (« Dicta salutis ») qui associe la Luxure à la colombe, oiseau de la Volupté. On rejoint ici la tradition classique de la colombe oiseau de Vénus, l’inverse de la symbolique chrétienne (la Chasteté) [D6], qu’illustre la médaille ci-dessous :
Médaille en l’honneur de Lodovica Tornabuoni
Niccolo Fiorentino, 1485-86 [D7]
LUXUR
Heures de Marguerite d’Orléans (ad usum Ecclesiae Engolismae), 15ème siècle, vendu par Joseph Baer en 1912 (N° 4680 du catalogue) [D8]
Cette miniature montre une sorte de monde à l’envers : au lieu du cheval et de l’épervier, le jeune luxurieux monte une chèvre, qui n’obéit pas, et chasse avec un moineau, qui n’attrape rien. Pour l’homme, la Luxure n’est pas l’antithèse de la Chasteté, mais plutôt celle de la Noblesse.
Plat de cuivre, vers 1520, RDK II, 159, Abb. 6, Berlin, Schlossmuseum
La Luxure nue vide d’une main une bourse et tient de l’autre un oiseau. Cette composition, qui se retrouve sur quelques plats de l’époque, provient d’une gravure sur bois de H.S.Beham [D9]. Il s’agit probablement d’une idée originale, puisque les deux attributs sont liés à la position du fou : côté jambes, la Luxure le soulage de ses liquidités, côté tête de son âme.
Luxuria, 1585-89, gravé par Jacob Matham, dessin Hendrick Goltzius, Rijksmuseum
Le bouc est un animal considéré luxurieux depuis l’Antiquité (voir aussi 4 Le bouc au Paradis ).
Goltzius réduit ici la colombe à la taille d’un moineau, jouet dont la géante peut se débarrasser d’une pichenette : nous sommes ici au tout début de la métaphore de l’oiseau-amant (voir L’oiseau chéri ). Pour Louis Charbonneau-Lassay [D6], l’association entre moineau et sexe remonterait à Catulle, à cause du moineau mort de la pauvre Lesbie (une métaphore transparente de la perte de la virginité).
Libidine, édition de 1611 par Pietro Paolo Tozzi Lussuria, édition de 1613 par Matteo Florimi
Ripa, Iconologia
L’invention de Goltzius est antérieure à la toute première édition de l’Iconologia de Ripa (1593, sans figures) : celle-ci décrit Libidine telle qu’elle sera représentée dans l’édition de 1611, assise sur un bouc et tenant un scorpion dans la main ; de Lussuria, il est dit seulement que les anciens la représentaient soit comme Vénus assise sur une chèvre, soit comme un faune.
La première représentation de Lussuria tenant un oiseau apparaît dans l’édition de 1613. On voit bien qu’il s’agit d’une pure invention de Ripa en quête de nouvelles images, et non d’une référence à une tradition antérieure : il justifie le crocodile par sa fécondité, et diverses recettes aphrodisiaques. La perdrix, quant à elle, jouit d’un chaud tempérament : le mâle est tellement agité durant le coït « qu’il casse l’oeuf qu’elle couve, l’empêchant de couver et de se conjoindre au sec ».
Les éditions françaises ultérieures oublieront prudemment la perdrix et reviendront au scorpion.
Luxuria, 1618-25. Jacques Callot, Rijksmuseum
Cette gravure de Callot est une oeuvre de jeunesse, qui aurait été réalisée à Rome d’après une série de Bernardino Poccetti (que je n’ai pas pu retrouver). Elle se situe en tout cas clairement sous l’influence de l’Iconologia.
https://books.openedition.org/pur/103998
Johann J. Mattelaer, « The Phallus Tree: A Medial and Renaissance Phänomen », Sexual Medicine History, European Association of Urology, Arnheim 2009″ https://krapooarboricole.files.wordpress.com/2019/10/mattelaer-2010-the_journal_of_sexual_medicine.pdf
https://krapooarboricole.wordpress.com/2018/01/23/larbre-aux-phallus/ [A2] Le Roman de la Rose, vers 14823 https://books.google.fr/books?id=ONinnnJnPdwC&pg=PA136 [A3] L’étude la plus récente et complète, qui discute les interprétations précédentes, est celle de Stefan Hammerl, Strange fruits, die Geschichte des Phallusbaumes http://www.juwelen-hammerl.at/milionart/DER_PHALLUSBAUM.PDF [A4] https://www.islotti.edu.it/wp-content/uploads/2019/01/Albero-della-Fecondit%C3%A0.pdf [A5] Dishat Harman, « Imperial Eagle under the Pallus Tree: A New Interpretation of the Political Symbols in the Massa Marittima Fresco ». https://www.academia.edu/7765966/Imperial_Eagle_under_the_Phallus_Tree_A_New_Interpretation_of_the_Political_Symbolism_in_the_Massa_Marittima_Fresco [A6] Latin : https://la.wikisource.org/wiki/Malleus_Maleficarum
Traduction anglaise : https://archive.org/details/malleusmaleficar0000inst/page/192/mode/2up?q=nest [B1] Paule Le Rider « L’ÉPISODE DE L’ÉPERVIER DANS « ÉREC ET ÉNIDE » » Romania Vol. 116, No. 463/464 (3/4) (1998), pp. 368-393 https://www.jstor.org/stable/45039431 [B2] Pour Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, le faucon et les gants formeraient un couple d’objets sexualisés, l’un phallique et l’autre vaginal. Ce sous-entendu n’a rien d’évident dans l’iconographie, où on les trouve dans les mains de l’un et de l’autre sexe. Voir Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, « Accipiter et chirotheca. Die Artusepisode des Andréas Capellanus — eine Liebesallegorie ? », dans Germanisch-Romanische Monatsschrift, N.F., 63 (1982), p. 387-417 [B3] Heinz Peters (1973) Falke, Falkenjagd, Falkner und Falkenbuch RDK https://www.rdklabor.de/wiki/Falke,_Falkenjagd,_Falkner_und_Falkenbuch [B4] Baudouin van den Abeele « La fauconnerie dans les lettres françaises du XIIe au XIVe siècle » https://archive.org/details/bub_gb_Po9hoLIlZJMC [B5] Koechlin , 1924, Les ivoires gothiques français (Band 2): Catalogue — Paris, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/koechlin1924bd2/0380/image,info,thumbs [B6] Bruno Roy « Archéologie de l’amour courtois, Note sur les miroirs d’ivoire » https://books.openedition.org/pur/31896 [B7] Lylan Lam « Les valves de miroir gothiques: sources littéraires et iconographie » Zeitschrift für Kunstgeschichte 74. Bd., H. 3 (2011), pp. 297-310 https://www.jstor.org/stable/41310778 [B8] Mira Friedmann, « Sünde, Sünder und die Darstellungen der Laster in den Bildern zur „Bible Moralisée » Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte1984 / 01 Vol. 37; Iss. 1 [B9] Audray Penel, FEMME ET DAME DE COURTOISIE DANS LES MANUSCRITS ENLUMINÉS EN FRANCE AUX XIVe et XVe SIÈCLES , p 297 et ss https://www.theses.fr/2019UBFCH006.pdf [B10] PAOLO PARISI, « Das Motiv des Gauchs als Beizvogel in Sebastian Brants « Narrenschiff » und Thomas Murners « Die Narrenbeschwörung ». Eine Untersuchung » https://www.grin.com/document/1005337 [C1] Naomi Reed Kline « The Proverbial Role of Frau Minne: ‘Liebe macht Blind »-Or Does it? » dans THE PROFANE ARTS NORMS AND TRANSGRESSIONS, 2016 https://www.academia.edu/43273838/The_Proverbial_Role_of_Frau_Minne_Liebe_macht_Blind_Or_Does_it [C2] https://www.nzz.ch/frau_minne_hat_sich_gut_gehalten-ld.930946 [C3] Jürgen Wurst « Reliquiare der Liebe:Das Münchner Minnekästchen und andere mittelalterliche Minnekästchen aus dem deutschsprachigen Raum » https://edoc.ub.uni-muenchen.de/4623/ [C4] Texte du Narrenshiff en allemand moderne :
https://www.projekt-gutenberg.org/brant/narrens/chap051.html [D1] Bibliotheca casinensis; seu: Codicum manuscriptorum qui in tabulario casinensi asservantur series per paginas singillatim enucleata, Volume 4 1873 p 207 CodeX 184 « Rationes poenitentiae » https://books.google.fr/books?id=asEbAQAAMAAJ&pg=RA2-PA207 [D2] http://cathedrale.gothique.free.fr/Notre-Dame_de_Paris_Rose_Ouest_Vices_Vertus.htm [D3] Emile Mâle « L’art religieux du XIIIe siècle en France : étude sur l’iconographie du moyen age et sur ses sources d’inspiration » p 147 note 2 https://archive.org/details/lartreligieuxdu00mluoft/page/147/mode/2up [D4] Chiara Concina « Unfolding the Cocharelli* Codex: some preliminary observations about the text, with a theory about the order of the fragments » https://www.academia.edu/30688966/Unfolding_the_Cocharelli_Codex_some_preliminary_observations_about_the_text_with_a_theory_about_the_order_of_the_fragments_Medioevi_Rivista_di_letterature_e_culture_medievali_2_2016_pp_189_265 [D5] Emile Mâle, « L’art religieux de la fin du moyen âge en France; étude sur l’iconographie du moyen âge et sur ses sources d’inspiration » p 354 https://archive.org/details/lartreligieuxdel00ml/page/354/mode/2up [D6] Louis Charbonneau-Lassay « Le Bestiaire du Christ » chapitre X https://books.google.fr/books?id=mRPJAgAAQBAJ&pg=PR927#v=onepage&q&f=false [D7] Blog de Bruno Faidutti https://faidutti.com/blog/licornes/2021/09/23/le-bestiaire-de-bronze/ [D8] Frankfurter Bücherfreund: mitteilunger aus dem antiquarate von Joseph Baer & co, Volumes 10 à 11 p 292 [D9] Otto Kurz, Die graphische Vorlage eines Nürnberger Messingbeckens, Altes Kunsthandwerk I, Wien 1928, p 223