" On se bat pour la majorité absolue. La France a besoin de cette majorité forte et claire. " (Élisabeth Borne, le 12 juin 2022).
Le génial Jean Yanne aurait-il aimé l'humour de Jean-Luc Mélenchon qui se voit en nouveau maître des horloges ? Le premier tour des élections législatives a eu lieu ce dimanche 12 juin 2022 en France. À la fois unique bataille nationale et multiples batailles locales dans les 577 circonscriptions, ces élections ont une importance cruciale non seulement pour l'avenir de la politique nationale (qui fera les lois ?) mais aussi dans la vie démocratique des partis au moyen du finance public des partis politiques selon le nombre de voix et de sièges recueillis.
De plus, les résultats très nombreux sont à mettre dans deux catégories : l'une en voix, l'autre en sièges. Les leçons politiques sont à chercher dans le nombre de voix, les leçons parlementaires dans le nombre de sièges.
Dans les chiffres qui suivent, mes pourcentages en voix sont issus du décompte du Ministère de l'Intérieur. La Nupes souhaite polémiquer avec l'Intérieur sur ces résultats à propos de prise en compte de certains candidats en Outre-mer. Je considère plus fiable le Ministère de l'Intérieur à vocation de neutralité de l'État qu'un parti politique engagé dans ces élections nécessairement partisan (c'est sa définition !). Le Conseil d'État pourrait donc "retoquer" certains résultats avant la proclamation définitive de ceux-ci. Les chiffres concernant les nombres de sièges proviennent du décompte de FranceInfo. La carte est issue du "Télégramme".
L'abstention a été de 52,49%, soit un nouveau record dans une élection nationale, le précédent étant aux législatives de juin 2017 avec 51,30%. Au-delà du fait que les Français considèrent l'élection présidentielle comme la seule élection majeure (ce qui est une erreur à mon avis), il y a une part de responsabilité des médias qui ont très peu parlé de ces élections législatives (la guerre en Ukraine occupait la plupart des unes). Néanmoins, à 1 point près, elle est du même ordre de grandeur qu'il y a cinq ans, c'est désolant mais pas catastrophique.
Comme toujours dans des élections, les commentaires dépendent du côté où l'on se place. Plus encore pour un premier tour où rien n'est joué, ni dans un sens, ni dans l'autre, et le second tour pourrait être une confirmation du premier tour, ou au contraire, une correction du premier tour.
Bref, tout est possible et pour l'instant, les seuls gagnants sont ceux qui ont été élus dès le premier tour et les seuls perdants ceux qui ont été éliminés dès le premier tour. Rappelons que la règle pour participer au second tour est d'autant plus difficile que l'abstention est forte puisqu'il faut au moins 12,5% des inscrits, soit, lorsqu'il y a 50% d'abstention, au moins 25% des suffrages exprimés, ce qui est déjà beaucoup (sauf si le candidat se retrouve en deuxième position, auquel cas il participe quand même au second tour). Quant à être élu dès le premier tour, il faut obtenir bien sûr 50% des suffrages exprimés plus une fois, mais aussi 25% des inscrits, ce qui signifie que pour Marine Le Pen et Adrien Quatennens, par exemple, qui ont fait plus de 50% des exprimés (ce sont de très belles performances), il leur faut quand même repasser un second tour.
En tout, seulement 5 députés ont été élus ce dimanche 12 juin 2022 dès le premier tour. C'est plus que le 11 juin 2017 où seulement 4 députés avaient été élus (2 LREM, 1 UDI et 1 DVD). Ce dimanche, ces 5 députés sont 1 Ensemble-Horizons (Yannick Favennec) et 4 Nupes-FI ( Danièle Obono, Alexis Corbière, Sophia Chikirou et Sarah Legrain).
Parmi les (nombreux) perdants, c'est-à-dire éliminés dès le premier tour, on peut citer Manuel Valls (déjà connu il y a une semaine), Jean-Michel Blanquer (à quelques voix près, 189 exactement), Julien Aubert (dans le Vaucluse, c'est une surprise pour celui qui s'apprêtait à conquérir la présidence de son parti, LR), Éric Zemmour, Marion Maréchal (qui était candidate suppléante), Guillaume Peltier, etc.
Le scrutin répondait d'abord à une logique nationale et pas locale. Certes, des candidats bien implantés localement pouvaient se voir renforcés, mais les principaux mouvements sont nationaux. Un exemple symbolique pour la 5 e circonscription de l'Essonne (Orsay, Gif, Les Ulis), une circonscription qui a historiquement souvent alterné à droite et à gauche. Le député sortant, Cédric Villani, parachuté et élu avec l'étiquette LREM en juin 2017, s'est représenté sous l'étiquette de la Nupes et est issu de Génération écologie (groupuscule conduit par l'ancienne ministre socialiste Delphine Batho), qui a dû convaincre ses électeurs de gauche qu'il ne les avait pas trahis en 2017 (il s'était présenté contre la députée sortante socialiste et maire des Ulis). Avec 38,2%, il est arrivé en tête avec un ballottage plutôt favorable. Face à lui, le candidat de LREM Paul Midy, lui aussi parachuté, a obtenu 30,5% des voix. En troisième position seulement, le candidat LR Michel Bournat, hyperbien implanté localement, puisqu'il est maire de Gif et premier vice-président du conseil départemental, il a consacré une trentaine d'années de sa vie à la politique locale, n'a obtenu que 16,0%. Le plus dur pour lui, c'est qu'il est troisième même dans sa propre commune de Gif avec seulement 27,1%. Autre exemple, Guillaume Peltier, député sortant qui a une grande capacité de campagne mais il a perdu parce qu'il avait l'étiquette Reconquête qui est massivement rejetée même dans son électorat.
L'autre enseignement, c'est que les sondages ne se sont pas trompés. En pourcentages, c'est exactement ce qui était à peu près prévu par les sondages, à savoir trois pôles, un du centre et deux d'extrêmes, un d'extrême gauche mené par Jean-Luc Mélenchon et un autre d'extrême droite mené par Marine Le Pen, à la différence près que le pôle d'extrême droite est divisé par le RN et par Reconquête. Cela donne ainsi : 25,75% à Ensemble (majorité présidentielle) ; 25,66% à la Nupes ; 18,68% au RN ; 10,42% à LR ; 4,24% à Reconquête. Le reste s'est réparti sur des candidatures diverses, en particulier 3,14% à des divers gauche dont des socialistes dissidents qui ont refusé l'accord avec la Nupes (notons qu'ils représentent très peu d'électeurs sur le plan national).
Comme je l'écrivais, les commentaires dépendent de la perspective. Est-ce une victoire pour la Nupes ? Ce serait curieux d'imaginer que dans la France qui s'est complètement polarisée à droite voire à l'extrême droite, une assemblée émanerait de l'ultragauche.
En fait, ce n'est pas parce que des militants FI hurlent leur victoire qu'il y a victoire. Pour l'instant, je le répète, seulement 4 députés FI ont été élus, c'est loin du compte pour avoir une majorité de 289 députés. Si on regarde les résultats du 11 juin 2017 et qu'on totalise les voix de FI, PCF, PS et EELV, on obtient 25,49%, et à cela, il faudrait rajouter des DVG et PRG non comptabilisés. En gros, la Nupes révèle une gauche très stable, statique même, un quart de l'électorat. Donc, il n'y a pas vraiment de signe de victoire nationale ni de dynamique particulière. Si on regarde les résultats de l'élection présidentielle, au premier tour le 10 avril 2022, c'est même une baisse de l'audience (le total Jean-Luc Mélenchon, Fabien Roussel, Yannick Jadot et Anne Hidalgo) : 30,61% ! (au premier tour le 23 avril 2017, le total gauche Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, il n'y avait ni EELV ni PCF, faisait : 25,94%).
Pourtant, malgré cette stabilité électorale, il y a un réel effet optique de victoire pour la Nupes. Pourquoi ? Parce que le génie de Jean-Luc Mélenchon a été de préempter tout ce qui était à gauche et cette fausse union et vraie hégémonie de FI permet ainsi d'être présent au second tour dans 380 circonscriptions, ce qui est une très belle performance. Pourtant, il faut pondérer cette réalité : la Nupes n'a aucune réserve de voix au second tour, si ce n'est parmi les abstentionnistes, or en juin 2017, il y avait plus d'abstention au second tour (57,36%) qu'au premier tour (51,30%).
Pour la majorité présidentielle, la situation aurait pu être meilleure, mais elle aurait pu être aussi pire. Au-delà de la première place en voix (contestée par FI), Ensemble sera présent au second tour dans 417 circonscriptions et sa position "médiane" fera que la majorité pourra être l'arbitre des élégances. En effet, dans un duel Ensemble vs RN ou Ensemble vs Nupes, selon les candidats impliqués, Ensemble pourra bénéficier d'un front anti-extrémisme très fort. En tout, Ensemble a des réserves de voix, celles portées sur le candidat LR ou UDI éliminé, et celles des autres partis éliminés dès le premier tour.
Néanmoins, il faut reconnaître que la performance est très médiocre si on la compare à celle du 11 juin 2017 où LREM et le Modem avaient recueilli 32,33% des voix, bien plus que les moins de 26% du 12 juin 2022. De plus, l'élimination de plusieurs candidats symptomatiques (Valls, Blanquer) et les ballottages difficiles de certaines personnalités importantes de LREM ( Amélie de Montchalin face à Jérôme Guedj, Clément Beaune, Richard Ferrand, Stanislas Guérini, etc.) n'aident pas à la réjouissance de la majorité présidentielle qui paie aussi le faible implication du Président Emmanuel Macron dans la campagne (et il sera en Roumanie et en Moldavie entre les deux tours).
Au RN, il y a de quoi se réjouir. Marine Le Pen avait fait très peu campagne et avait déjà acté son échec national dans une élection qui la défavorisait. Alors qu'en 2017, le FN était passé de 21,30% à la présidentielle à 13,20% aux législatives, en 2022, le RN a subi très peu de perte de voix de la présidentielle aux législatives : de 23,15% à 18,68%, avec en plus une concurrence zemmourienne. Le RN peut se réjouir de dominer le Nord et l'Est de la France, ce qui reste toujours stupéfiant (mais maintenant traditionnel). Un candidat RN sera présent au second tour dans 208 circonscriptions, ce qui est très important et semble indiquer que l'existence d'une groupe RN à l'Assemblée Nationale est maintenant bien plus qu'une hypothèse.
Chez LR-UDI, on continue tranquillement dans la catastrophe... Alors que l'alliance LR-UDI avait obtenu 18,80% des voix le 11 juin 2017, elle n'a eu ce dimanche que 11,29%, soit près de la moitié de moins. L'effet désastreux de la présidentielle s'est fait sentir. LR sera présent au second tour dans seulement 91 circonscriptions (c'était plus de trois fois plus en 2017). On ne savait même pas qui menait la campagne de LR, qui se proposerait Premier Ministre en cas de victoire de LR, parce que celle-ci était absolument pas concevable. C'est plutôt sauve qui peut ! C'est une disparition progressive du paysage politique, et pourtant, l'importance du groupe LR pourrait être très élevée si Ensemble n'obtient pas de majorité absolue. Comme groupe pivot, LR pourrait imposer ses choix plus qu'entre 2017 et 2022 où il étai beaucoup plus nombreux.
Enfin, le compte n'y serait pas si j'oubliais Reconquête. Était-ce un échec pour Éric Zemmour ? Probablement que le polémiste a été très déçu (il tenait vraiment à être député) et être éliminé dès le premier tour a été très dur pour son ego. Il se sentait indispensable à la politique française et les urnes lui ont dit le contraire. Même si tous les principaux leaders de Reconquête ont été éliminés, même le député sortant Guillaume Peltier, il ne faut pas sous-estimer l'élément financier et local : Reconquête a bénéficié d'une excellente implantation locale, presque chaque circonscription avait son candidat Reconquête et avec son résultat, il pourra compter sur environ 1,6 million d'euros par an pendant cinq ans (selon mes calculs) au titre du financement public des partis politiques, ce qui permettra d'assurer un minimum de subsistance pour une structure à faire durer lorsque les premiers adhérents se lasseront de son échec récurrent.
Pour le second tour, les combats seront très diversifiés. Ainsi, il y aura 272 duels Ensemble vs Nupes, 113 duels Ensemble vs RN et 58 duels RN vs Nupes. Il y aura encore 8 triangulaires Ensemble-Nupes-RN et dans 91 circonscriptions, la présence d'un candidat LR. La question se pose donc pour la majorité présidentielle de savoir sa position dans le cas d'un duel RN vs Nupes. La réponse de la Première Ministre Élisabeth Borne est qu'aucune voix ne doit aller au RN et plus généralement, aucune voix ne doit aller aux extrémismes. Selon l'identité du candidat Nupes en face, Ensemble appellera alors à voter pour lui ou à voter blanc. Le chef du parti communiste Fabien Roussel, en duel contre un candidat RN, qui a montré son adhésion aux valeurs de la République, bénéficie ainsi dès maintenant du soutien d'Ensemble au second tour.
Ce qui est clair, c'est que le processus de décomposition/recomposition du paysage politique de 2017 est confirmé et renforcé. LREM confirme son implantation nationale et devient le parti majeur de la vie politique. Il représente principalement (si on regarde les circonscriptions où il arrive en tête) l'ancien centre droit traditionnel. La Nupes et principalement FI a remplacé définitivement le PS comme représentant hégémonique de la gauche. Enfin, malgré la concurrence zemmourienne, le RN confirme aussi son implantation nationale comme la formation d'un troisième pôle politique. Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon, qui ne seront pas présents dans l'hémicycle (au contraire de Marine Le Pen) et qui ne pourront pas se représenter à l'élection présidentielle de 2027 (au contraire de Marine Le Pen), vont s'affronter pendant cinq ans et pourraient donc laisser au RN une fenêtre d'opportunité électorale extraordinaire dans cinq ans.
C'est pour cela que la législature qui s'ouvrira à l'issue du second tour du 19 juin 2022 sera cruciale dans l'histoire de la vie politique française. Il est donc important que les citoyens français se sentent partie prenante dans ce fait historique qui pourrait se dérouler en dehors d'eux. Toutes les traditions politiques sont balayées et c'est maintenant que se solidifiera le prochain paysage politique, probablement pour une longue période, comme cela avait été le cas entre 1958 et 2017...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (13 juin 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Législatives 2022 (7) : Liberté, Égalité, Choucroute.
Résultats du premier tour des élections législatives du 12 juin 2022 (Ministère de l'Intérieur).
Législatives 2022 (4) : sous la NUPES de Mélenchon.
Élysée 2022 (53) : la composition sans beaucoup de surprises du premier gouvernement d'Élisabeth Borne.
Pour Jean-Louis Bourlanges, c'est la capitulation et la bérézina !
Législatives 2022 (3) : Valérie Pécresse mènera-t-elle Les Républicains aux législatives ?
Législatives 2022 (2) : la mort du parti socialiste ?
Législatives 2022 (1) : le pari écolo-gauchiste de Julien Bayou.
Élysée 2022 (49) : vers une quatrième cohabitation ?
Élysée 2022 (44) : la consécration du mélenchonisme électoral.
Élysée 2022 (43) : le sursaut républicain !
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220612-legislatives-2022g.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/legislatives-2022-7-liberte-242181
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/06/08/39511044.html