Il arrive qu’on lise un recueil et qu’on le laisse sur la table, devant soi. Si on l’ouvrait à nouveau, le sortilège serait le même.
Ce livre est un bel objet. Il tient de l’album de photographies, des moments partagés avec des proches, en des lieux familiers. Un chêne aux « branches photographiées cent fois » (97) y trouverait-il sa place ? Il pourrait être un carnet de croquis ayant appartenu à un peintre.
Il pourrait être un livre pour enfants, dont les pages se déploient et s’animent en un décor où les arbres, les maisons s’agencent par un jeu subtil d’assemblage et de découpage. On y « tourne le chiffre-roue » (22) et le nuage avance ; on y tire une languette et un corbeau bat des ailes, une tour penche au bord de la falaise, une barque glisse sur la rivière.
Les livres d’enfants font peur parfois, avec leur cortège de loups, de sorcières, et leurs messages agissent fortement sur les rêves, Bruno Bettelheim a analysé ces choses. Ici, le père y est « plus qu’un roi » (82), « Tu étais l’ogre » (89), au visage mangé de barbe, à la voix grave.
Dans leurs plis parfois, les pages se parent de certains éléments à la lisière du monde fantastique, gothique même, elles s’attardent autour des ruines d’un « Château d’Otrante ». Le domaine se peuple de squelettes, d’épouvantails, d’un « fantôme noir », dans un décor d’arbres sombres, de « ruines séditieuses », sous « la brume aux grandes apparences ». Ce vers le résume : « Sur l’île du château la croix ? » (97).
Une barque emporte les êtres sur une autre rive, c’est peut-être le père disparu qui occupe la place primordiale de « passeur sur la Seine » (42). Mais parfois la barque les emporte tout à fait, sans retour possible, « la barque pleine de naufragés » (28). Les êtres se noient. Le poème reprend à son compte cette question posée dans le poème « Oceano nox » : « Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ? ». Isabelle Lévesque entend « La corne de brume (qui) sonne » (42). Les Andelys seraient proches de Villequier, d’un Victor Hugo inconsolable de la perte de Léopoldine, un 4 septembre ? La proximité n’est pas que géographique, la Seine sert de trait d’union, avec ses boucles, de lien puissant : « La Seine rapproche les égarés ». (41)
Dans cette atmosphère si particulière, les carnets du père dessinateur se rapprochent de ceux du génie de la poésie : « Et j’accroche une carte noir et blanc de tes carnets ». (80)
Le lecteur pense retrouver Isabelle Lévesque, mais il ne la connaîtra pas davantage, même si cette fois elle pose les jalons d’un décor, en bord de Seine, la falaise des Andelys, le fleuve qui s’éloigne vers le large. Son jeu de pistes n’a pas cessé, à l’image de ce proche disparu, qui réapparaît pour s’avanouir à nouveau. Elle organise un jeu de chiffres à énigme, mais le mode de calcul est des plus étranges. Elle mélange les dates, les âges. Elle mène un jeu de lettres à éclipse, même les consonnes disparaissent ou manquent.
À qui s’adresse-t-elle, quelle langue parle-t-elle ? Une langue des signes ? L’expérience mérite d’être travaillée, même si « la langue des signes ne saurait percer le jour » (59). Isabelle Lévesque tente parfois de dire l’urgence en jetant des verbes juste alignés : « Je change je chante j’emporte » (23) ; « que tu portes caches nommes » (25), comme si une part de réalité émergeait au milieu du tumulte des flots. Si les morts nous parlent, à défaut d’être medium, faut-il faire tourner les tables ? ou créer un support qui leur redonne voix et présence ? En ce sens, c’est peut-être ce que tente ce livre à plusieurs voix : Je recompose / le passage secret où te trouver. / Je l’appelle « coquelicot ». (95)
Isabelle Lévesque renoue avec le secret, la magie, le mystère. C’est son territoire : « La Seine abrite une île (un mystère) » (112). Il lui appartient pleinement, intimement et superbement.
Jean-Marc Sourdillon, dans sa postface dense et éclairante, propose l’idée que « Le secret a tout à voir avec la poésie » (134). Il souligne ensuite combien ce livre reste ouvert, et les peintures de Fabrice Rebeyrolle en proposent « une autre lecture, plus immédiate et percutante » (138).
Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’Herbe qui tremble, 2022, 142p., 18€
Philippe Fumery
Extraits : pages 42 et 44
Si seul.
Une ombre saigne.
Blessé, tu t’éloignes. J’éteins le feu.
La corne de brume sonne,
le son se perd dans ton sang.
De la falaise tombées,
les voyelles se noient.
Toi, passeur passé sur la Seine
pourvoyeuse de mots,
dans ta barque, toi, craie ou ciel,
jamais je ne sais ce que tiennent
tes mains.
…
La métamorphose a cessé.
Fini les fées,
fini le bois du conte à Noyers.
Rompue, la coque,
coulée, la barque.
Force
engloutie dans l’eau douce des rigoles du présent,
j’accroche à tes mains le mot fin.
Poezibao rappelle l’entretien entre Isabelle Lévesque et Isabelle Baladine Howald, très axé sur ce livre.