(Note de lecture) Elodie Petit, Fiévreuse plébéienne, par Romain Frezzato

Par Florence Trocmé


D’un certain point de vue, tout est poésie. Roman, théâtre, essais, discours, recette de cuisine et tennis, slogans politiques ou publicitaires, la mode, la course, l’amour. On le sait : depuis disons les grecs, la poésie concerne le faire. C’est, en somme, la grande fabrique, l’usine à phénomènes. Élodie Petit l’a bien compris qui dans son dernier recueil, Fiévreuse plébéienne, magnifiquement édité par les éditions du commun, multiplie les incartades, les pas de côté, propose dialogues, narrations, citations, écritures diaristes, épistolaires, manifestes, reléguant la poésie, dans son sens le plus traditionnel (vers reconnaissables à leur saut de lignes), dans les interstices d’un texte protéiforme et résolument jouissif. C’est que le recueil d’Élodie Petit est à bien des égards un texte de combat. D’où la récurrence d’une écriture-manifeste s’érigeant en lois, édits et recommandations, injonctions à l’appui : « Les genres se mélangent allègrement, ce qui compte ce sont les voix. » ; « La poésie ne répond à aucun système marchand. » ; « Sens-toi libre d’écrire ce que tu veux, ce qui te fait plaisir, ce qui t’exprime et t’excite » ; « La langue bâtarde est le fruit névrosé de l’accouplement d’une langue littéraire ténue avec un langage de rue, un argot rural, une langue de trottoir, un dialogue vide de repas de famille ». Porteuse d’une poésie prolétaire et lesbienne, Élodie Petit semble répondre, quelques années plus tard, à la formule heureuse du poète Stéphane Bouquet dans l’article « peuple pédé poème » de son recueil d’essai publié chez Corti en 2018, La Cité de paroles : « il existe un lien étrange entre l’homosexualité et le souci du peuple ». Divisé en chapitres arborant des chiffres romains, les 5 premiers semblent prendre d’assaut les problématiques de genre et de sexualité dans une perspective matérialiste mais c’est oublier que pour la poète le corps est politique. Ainsi l’espace (urbain-périurbain) est-il fécondé par le corps gouine, le corps trans, le corps agenre, multigenre, dégenré-dérangé : « La chatte coïte un paysage décharné et inutile ». Installant sa performance dans un univers bétonné – Petit nous sort (ALLÉLUIA !) de la poésie fleurie, du sacro-saint paysage, des tissus forestiers, encore majoritaire dans l’espace poétique français contemporain –, elle pense le corps, et ses représentations, en tant qu’outil de propagande et d’insurrection ; « mon cul s’ouvre à la révolution » est ainsi posé en objet de mail dans un échange épistolaire dématérialisé entre Johnny Castle et Bébé (exploitation postmoderne des personnages de Dirty Dancing – Kathy Acker n’est pas pour rien la marraine punk de ce cirque poétique !). La poésie est du reste pensée comme vectrice de renversement : « Des personnes vivantes qui écrivent et qui se rassemblent dans un même espace afin de dire tout haut les singularités de la langue et l’envie de voir / le quotidien bouleversé. / Le but ultime de cette rencontre ce serait : / le RENVERSEMENT. » On notera au passage que le « e » de « vivantes » se trouve indexé. C’est que le livre est conçu dans une perspective inclusive, les éditions exploitant les ressources d’une typographie, conçue par « la collective Bye Bye Binary », nommée Baskervvol et intégrant des ligatures inclusives – alternatives au point médian de l’écriture du même nom – donnant des effets visuels, grammaticaux et poétiques étonnants. La poète profite d’ailleurs des ressources de la langue, de l’écriture inclusive et de la vitalité poétique (le faire ! la grande fabrique !) pour remodeler le corps en-dehors du binarisme et des normativités cisgenres. De sorte que corps, sexe, amour, s’épicènent (s’épicènisent ?!) : « læ corps de l’autre n’est qu’un vêtement que je fréquente » ; « Ma bouche endure ta sexe rasée / me rouge les lèvres / adoubée, je monte mes mains / ta taille flotte dessous / tes omoplates, tes hanches totalitaires ». Multipliant les énallages, l’écriture élodienne (ne parle-t-on pas, chez les médiévistes analystes de Pizan, d’écriture christinienne ?!) ne se contente pas de déconstruire mais cherche bel et bien à remodeler le paysage, à fabriquer de l’utopie, à substituer au monde (ou à son absence) une réalité langagière autre. Et c’est en cela que la poésie renoue avec sa dimension magique – sans pour autant verser dans une resucée de la poésie écoféministe à l’américaine, la poésie de Petit étant, on l’aura compris, résolument urbaine, ghettoïque. Il s’agit toujours de rendre compte de la performativité du langage, du pouvoir de faiseuse de la langue poétique. Comme un personnage le dit ellui-même (on le·la nomme RSA, HLM, PMU) : « LA RUE N’EST PAS TRISTE SI ON DÉCIDE QU’ELLE NE L’EST PAS. » On voit à quel point la poète s’adresse à nous toutes, les fiévreuses, les plébéiennes, les prolétaires, les déclassé·es du genre, les déclassé·es du sexe. Il s’agit toujours de redonner une voix à celleux qui n’en ont pas ou peu. Et non seulement une voix mais son plus haut degré : une voix poétique. En ce sens, Élodie Petit a raison de dire : « Ma chance est ma langue ». On aurait envie de lui répondre : « Notre chance est ta langue » !
Romain Frezzato
Élodie Petit, Fiévreuse plébéienne, Éditions du Commun, 2022, 12 €.