(Note de lecture) Marie Etienne, L'Ombre portée, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


"Je me dis qu'il s'agit d'une guerre de cerveaux" (p.32)
Une femme délaissée, "larguée", souffre autrement qu'une femme trompée, car, à elle, l'amour lui-même fait saisir qu'il s'est trompé. La diariste éplorée, qui qu'elle soit, tenant ce recueil,
"Est-ce Nina (de La Mouette) qui parle, après le coup de révolver (de Tréplev) ?
Ou son inspiratrice Lydia Mizinova, qui assiste à Moscou à la naissance d'un art nouveau, avec Stanislavski ?
Ou une simple spectatrice, à qui la représentation et le drame de Nina rappellent sa propre histoire ?
" (p.22),
 
est particulièrement mal tombée, car c'est Tchekhov qu'elle aime (et "chacun sait combien aimer lave de soi" p.30), qui la tient vite à distance, décourage et bientôt neutralise sa présence. C'est que, comme honnête médecin, il est sans illusion sur les corps ; et comme brillant dramaturge, sur les âmes. Se donner toute entière - corps et âme – à lui, comme elle l'a fait et rêve d'insister, était donc la plus forte erreur à faire. Il ne peut que l'abandonner à son abandon même.
Le titre de ce recueil le dit : abandonner quelqu'un, c'est "porter son ombre" sur elle ou lui, priver l'être de son soleil exclusif, favori, nourricier, ignorer l'appel qui s'énonce ainsi :"Ce besoin, un par jour, qu'au moins tu m'envisages" p.36. Non pas seulement "faire de l'ombre" à quelqu'un, (ce qui n'est qu'humiliant et sot, car l'autre pourrait en profiter pour prendre le frais), mais, étant le présumé soleil choisi, dresser soi-même obstacle entre soi et ce qu'on illuminait. Et forcément trahir, puisque c'est quitter ce qu'on assurait pouvoir compter sur nous, et tamiser, porter ailleurs, retenir tout à fait, sa lueur tutélaire. Violemment, puisqu'on ne laisse pas partir, on part pour laisser là. Laisser, non pas agir, mais seulement subir, ce qu'on libère fâcheusement de soi. On livre à perdition ce qui, en son fond, s'autorisait de nous.
Crainte (d'être sevré d'un lien fondateur), colère (devant une sorte de pain de vie organisant jeûne de lui) et abattement (le conatus s'effondre, comme dit Comte-Sponville, et ferme la trappe sur lui) alors : la détresse d'amour est ainsi complètement formulée dans un texte antérieur de l'auteure : "Je m'étonne à présent de n'être plus nulle part en vous" (Lettres d'Idumée, X). C'est la mauvaise surprise de n'être soudain sensiblement plus rien pour "son" tout.
 
La détresse d'amour est comme toute détresse (l'étymologie dit le resserrement du vivable, celui-là même que la claustrophobie surjoue, que l'angoisse anticipe, que la promiscuité envenime) : le cours d'existence y devient si étroit qu'on ne peut plus y faire circuler son destin. Détresse, c'est détroit pour naufrage. Comte-Sponville en dit encore qu'elle est le malheur nous privant des moyens mêmes de le combattre, ne nous laissant le choix qu'entre une résistance mensongère (puisque déjà se sachant vaine) et une lucide capitulation (que l'autre ne se déplace pas même entendre). On naît, on meurt, deux inévitables et universels sas de détresse, dit-il : naître ou être abandonné par ce qui nous a permis ; mourir ou être abandonné de l'avenir même, de tout pouvoir de permettre jamais quoi que ce soit. Et l'on peut ajouter : peur de vieillir (de mourir à la possibilité de renaître), peur d'être seul (de n'avoir plus relais vivant de monde dont l'appui vaille abri), et donc celle de vieillir seul. "Un homme vieux, dit Alain, ce n'est pas un homme jeune qui souffre de la vieillesse", mais un qui perd le temps qu'il eut de vivre jeune, et souffre alors, dit étonnamment la poète, de "s'en retourner" en pure perte "au Seul qui croît en soi" (p.26).
Être abandonné, c'est ("Penser me devient sale. Ne reste que l'image, ce reste laid de mon amour" p.40) ne plus pouvoir désirer proprement, car c'est avoir échoué, seul(e), pour toujours, devant le dilemme de tout besoin d'un autrui fondateur : comment être autonome, dans le masochisme amoureux ? Mais comment désarmer le sadisme ou le dédain d'autrui sans être autonome ?
"Scène où Tréplev reçoit Nina. La cruauté parfaite. L'homme dans l'amour voit le péché. Où ce dernier commence-t-il ? C'est dies irae, Hamlet.
Un tel amour, à quoi sert-il ? La mort est successive, crapuleuse, indirecte. Mourir par privation. Mourir en se vidant, perte ou liquidation
" (p.50)
Ce petit livre trouble beaucoup, et se suffit. Marie Joqueviel dit pourquoi, dans une belle préface : "Qui n'aurait pas encore lu Marie Étienne peut donc en confiance aborder L'Ombre portée : le projet qui anime le livre, la "voix multiple" qui le porte, les motifs qui l'habitent, les convictions dont il se fait l'écho, la forme mobile dont il fait le pari répondent de l'œuvre entière, dont ils soutiennent les ambitions" (p.19)
Marc Wetzel
Marie Étienne, L'Ombre portée, préface de Marie Joqueviel-Bourjea, APIC Éditions (Alger), mars 2022, 124 pages


Extraits :
"Nos débuts innocents. Alors que maintenant, il m'offre des affronts comme si c'était des fleurs" (p.62)
"Toujours recommencer, patienter et attendre la venue de son tour, ignorer la disgrâce tout autant que la grâce" (p.76)
"Il échappe il se pose il s'envole, quand je m'apprête à le toucher. Pendant des mois, des mots, je fais ce rêve idiot,
imaginant qu'il est ma source, mon unique point fixe.
Pardonne-moi, Amour, tu es ce que je puis : un royaume appauvri
" (p.39).
"Soir après soir
le cœur est arraché
Or qu'est-il arrivé ?
il n'est rien arrivé
tout à l'avance était connu
qu'il n'y avait aucun recours
aucune explication
qu'au lieu de diminuer
l'humiliation de quémander
serait comme autrefois
mais plus parfaite
et sans aucune
compensation
" (p.78)
"Inconnus, taisez-vous !
Au lieu d'un seul tu as deux corps. C'est une rareté (...)
Et te berçant, te vomissant, j'ai oublié de me sortir de toi.
Un agrandissement de la souffrance
un trou creusé par rotation
sans la tendresse.
(p.68)
"Les charognards les chiens
me guettent
le contrat de confiance est rompu
je n'ai plus rien à faire ici
où les coupables sont graciés
" (p.83)
"... les hommes sont à côté, non pas dans, à côté" (p.104)
"Me dessaisir, mais pas de moi" (p.91)