L’abécédaire vénitien de Benoît Casas
Venise est inépuisable et ne se laisse pas connaître en quelques visites.
Cela peut désespérer ou susciter un désir infini, selon que l’on est Visconti ou Sollers.
Venise est si douce, cette douceur habite tout le livre de Benoît Casas, le berce comme le plus célèbre clapotis du monde. Dans ce livre on glisse sur l’eau, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve légèrement. Le choc sourd des coques contre un ponton fait partie du mouvement.
La langue italienne opère le même charme, campo, calli, piazzetta, campanile et comment en effet parler par exemple de rues, ce mot trop français qui semble trop cru pour Venise, striée de minuscules ruelles où l’on ne peut étendre ses bras.
Le livre est parcouru par l’italien comme un frisson : comment, en effet dire autrement, cette incorporation si naturelle du mot palazzo. Palais c’est tout sauf vénitien, alors que palazzo dans ses trois syllabes donne d’emblée le mouvement de splendeur et de délabrement.
Comment rendre compte de Venise, qui est toute intérieure, secrète, réservée mais dont « tout vous attire au dehors » tant le sens le plus sollicité est la vue… ensuite viendra l’odorat, car Venise est aussi odeurs de la mer, du bois noirci d’humidité, de la pierre mouillée, des fruits et légumes en plein air, des arbres des Giardini.
Venise pour moi est de pourpre ancien et de vieil or mais Benoît Casas parle davantage des bleus, des blancs, nuages, petites crêtes sur l’eau et des teintes de Tiepolo… Venise, « toute la ville posée à plat sur un immense miroir » est un tableau. Le rythme y est différent selon les moyens de transport, c’est un rythme d’eau.
C’est la ville la plus insaisissable, d’où, peut-être l’amour qu’on lui porte.
Pour fixer un cadre fut-il mouvant, Benoît Casas a son abécédaire. Quelques lettres de l’alphabet en tête de chapitre, puis dans les phrases, mots et verbes en italique avec cette lettre, le e, au hasard :
« Émergent, étonné, enveloppe, expérience, errer, effleurons, entrelacement, étriquées, étroites, entrailles, envahit, esquive, exhumer, englouti, entoure, en tout sens, ensemble, extrême, épitaphe, été, entière, échange, égalité, étoffe, encre, échouées, en dehors, écrase, ensoleillée, épuisement, essaim, entailler, eaux, entrer, efface, étourdissement. ». Dans ce choix, quelque chose de Venise, toujours, quelque soit la lettre. À D il y a « dorée, délabrée, disparue », c’est Venise. À O il y a « œil, obscur, odeurs », c’est aussi Venise, ses relents, l’odeur légère de pourriture qui monte avant les orages. À S il y a « soupir, sensuelle, souvenir ». C’est toujours Venise, bleue et or, rose et or, blanche et or.
Mais le plus émouvant, c’est l’unité du livre. Benoît Casas (qui co-dirige les éditions Nous, est poète, traducteur et photographe) dit je mais ce n’est pas que son je, c’est celui qu’il emprunte de multiples fois à de nombreux écrivains, qu’il cite une fois le livre terminé, et qu’il parvient à réunir et à faire couler si je puis dire, dans son moule de livre. Mais il est vrai qu’à Venise « marcher sur les eaux n’étonne personne ». Alors ce livre se meut de gondoles particulières faisant le même mouvement de glissement de sensations en un seul livre au balancement que chaque visiteur de Venise reconnaîtra.
Et puis il y a les pages sur Torcello, « sa désolation étrange et suggestive », petite île solitaire, sans rien à voir que son étrange cathédrale dans les herbes, une petite campagne. Un accordéoniste jouait tout seul au bord du chemin, nous étions peu nombreux, hors du temps.
Je me souviens du Venise de Jean-Gilles Badaire (Unes), très peu de mots, quelques peintures, à peine posées. Toujours, à propos de Venise, quelque chose de jamais définitif.
Instable : apparaît à un moment cet adjectif, Venise est comme ça, toujours mouvante et c’est ce qui la rend si bouleversante, si fragile, toujours au bord de disparaître. « Venise est petite, toute petite »… écrit Benoît Casas qui a su rendre ce sentiment d’inquiétude et du secret « peut-être Venise, ai-je peur de la perdre si j’en parle. », cette sensation, que chaque amoureux de Venise reconnaîtra, bien que cet amoureux croit être le seul à aimer Venise, et en quelque sorte, c’est vrai.
Isabelle Baladine Howald
Benoît Casas, Venise toute, Arléa, collection « La rencontre » dirigée par Anne Bourguignon, 2022 111 p, 16€
Extraits (choix de la rédaction) Lettre F
Je ne voyais de ma fenêtre ouverte qu'un mur rouge contre lequel se dressait un cyprès, alentour s'étendait la ville merveilleuse.
Je me promène dans les petites rues, un canal : l'eau morte luit faiblement, semble vernie, une route bitumée.
De longues algues filamenteuses s'enchevêtrent à des détritus flottant, une barque chargée de bois dérange une écorce de melon qui surnage.
Venise a grandi toujours sur les mêmes arbres qui se minéralisent mais ne meurent jamais, sur le même labyrinthe d'eau de terre et même d'éternelles forêts souterraines
J'ai été frappé par une jeune fille habillée de noir que je vis au palais des Doges étendue sur le sol écoutant les explications sur les peintures du plafond.
Des heures durant nous tournons autour de l'Arsenal, fabrique des fabriques et ville dans la ville, nous nous y perdons.
L'eau est d'un vert boueux le jour, d'un noir d'encre la nuit, rivalisant avec le firmament.
Le matin la lumière force la vitre, ouvre vos paupières, puis vous échappe pour faire rebondir ses rayons le long des arcades, des colonnades, des cheminées de brique rouge, des saints et des lions.
De Murano à Mazzorbo et Burano les motifs traités avec finesse, îlots plantés d'arbres grêles, longs fils arachnéens tendus entre des baguettes noires, dans un vide immense.
(...) (p. 41 et 42)