Par Prof Rodrigue Tremblay – Mondialisation.ca, 07 juin 2022
« Le meilleur moyen de résoudre l’opposition des deux groupes français et anglais ❲au Canada❳, c’est de noyer la population française sous le flot continu d’une immigration organisée méthodiquement, contrôlée au départ, accueillie à l’arrivée, assurée d’une situation privilégiée dans la colonie. »
Lord Durham (John Lambton) (1792-1840), (dans ‘Report on the Affairs of British North America’, 31 janvier 1839.)
« Les raisonnements économiques sur l’immigration sont généralement tout à fait superficiels. C’est un fait que dans les différents pays ❲riches❳, le capital national reproductible est de l’ordre de quatre fois le revenu national annuel. Il en résulte que lorsqu’un travailleur immigré supplémentaire arrive, il faudra finalement pour réaliser les infrastructures nécessaires (logements, hôpitaux, écoles, universités, infrastructures de toutes sortes, installations industrielles, etc.) une épargne supplémentaire égale à quatre fois le salaire annuel de ce travailleur. Si ce travailleur arrive avec une femme et trois enfants, l’épargne supplémentaire nécessaire représentera suivant les cas, dix à vingt fois le salaire annuel de ce travailleur, ce qui manifestement représente pour l’économie une charge très difficile à supporter. »
Maurice Allais (1911-2010), Prix Nobel de sciences économiques, 1988.
« Un peuple qui n’est pas maître de son destin doit limiter le recrutement d’immigrants à sa capacité d’intégration. C’est à cette condition que la diversité culturelle peut être enrichissante. Autrement, nos racines et notre identité sont en danger. »
Rosaire Morin (1923-1999), journaliste et administrateur, 1966.
Lors de la campagne électorale fédérale de 2021, l’enjeu d’une immigration massive au Canada, pour des décennies à venir, n’a pratiquement reçu aucune attention.
Rappelons que le parti libéral du Canada (PLC) obtint 32,6 pourcent des suffrages à cette élection générale. De plus, comme le taux de participation à cette élection fut seulement de 62,9 pourcent, l’appui populaire direct que le PLC a reçu de l’ensemble des électeurs canadiens ne fut que de 20,3 pourcent.
Dans les circonstances, il est difficile de conclure que le gouvernement minoritaire libéral actuel jouit d’un mandat clair et légitime de la population canadienne pour changer substantiellement la composition démographique du Canada, au cours des décennies à venir, comme ce serait le cas avec la mise en place d’une politique d’immigration massive sur le long terme.
- La proposition du groupe de pression torontois ‘Century Initiative’
Il est peu connu qu’une proposition de tripler la population canadienne d’ici l’an 2100 vient d’un obscur organisme politique à but non lucratif, fondé en 2011 par un petit groupe de pression d’hommes d’affaires et de journalistes de Toronto, et qui porte le nom de ‘Century Initiative’ (Initiative du siècle).
Le projet du groupe torontois ‘Century Initiative’ est à l’effet que le Canada — lequel comptait 37 millions d’habitants au dernier recensement de 2021 et qui normalement, selon les projections officielles, devrait en compter 53 millions en l’an 2100, ❲selon une progression démographique naturelle et une politique d’immigration moyenne❳ — pourrait compter en l’an 2100, non pas 53 millions d’habitants comme prévu, mais bien 100 millions d’habitants, pourvu que le gouvernement fédéral canadien adopte une politique d’immigration ultra agressive.
À ce rythme migratoire extrême, déjà un des plus élevé au monde, sinon le plus élevé, le Canada ne sera plus reconnaissable, démographiquement parlant, en moins d’une génération ou deux. Une politique majeure de remplacement de population aura été accomplie presqu’en catimini, sans débats publics, sans consultation générale et sans avoir fait des études approfondies sur les conséquences probables d’un tel projet.
À titre d’exemple, selon le plan de l’organisme de Toronto, le Canada compterait, dans à peine 78 ans, plusieurs méga agglomérations urbaines de plus de dix millions d’habitants, un peu comme la Chine d’aujourd’hui. Ainsi, il y est prévu que celle du Toronto métropolitain passerait de 8,8 à 33,5 millions d’habitants; celle du Montréal métropolitain gonflerait de 4,4 à 12,2 millions d’habitants; celle du Vancouver métropolitain grandirait de 3,3 à 11,9 millions d’habitants, etc. Plusieurs méga agglomérations canadiennes auraient, chacune, autant de population que celle de plusieurs pays indépendants de taille moyenne.
[N.B. : Le 23 octobre 2016, un des co-fondateurs du lobby ‘Century Initiative’, l’homme d’affaires torontois Dominic Barton (1962- ), donna une entrevue à la chaîne Global News au cours de laquelle il déclara :
« C’est un gros chiffre [100 millions] — pour moi, c’est plus qu’un chiffre ambitieux » … « Cela changerait évidemment considérablement le pays. C’est une vision différente… Mais je ne pense pas que ce soit de la folie. (« but I don’t think it’s madness! »)]. S’agit-il d’une fumisterie ?
- Risques et conséquences du projet de l’organisme ‘Century Initiative’
Il est à prévoir que la mise en œuvre du projet de ‘Century Initiative’ de tripler la population du Canada dans moins d’un siècle comporterait d’énormes risques et aurait d’importantes conséquences, tant au plan économique, politique, social, culturel, linguistique, géographique qu’environnemental.
Il s’en suivrait nécessairement bien plus qu’un choc démographique. Ainsi, la mise en œuvre d’un tel projet, en plus des risques de chambarder profondément le Canada au plan démographique, provoquerait de multiples conséquences : congestion, pollution, déséconomies d’échelle avec la surcharge dans les services publics en santé, en services sociaux, en éducation et dans les installations de transport, ghettoïsation, conflits linguistiques, criminalité, insécurité, etc.
- Faiblesses des principaux arguments du ‘Century Initiative’ pour tripler la population canadienne
Les deux principaux arguments invoqués par le groupe ‘Century Initiative’ pour tripler la population canadienne en moins d’un siècle sont :
1- accroître l’importance politique du Canada sur la scène internationale, en faisant en sorte que le Canada soit parmi les 45 pays les plus peuplés de la planète, en l’an 2100 ; et,
2- augmenter le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) de l’économie canadienne en augmentant le nombre de consommateurs et de travailleurs nationaux grâce à une immigration massive.
La question centrale est la suivante : la ‘grosseur pour la grosseur’ peut-elle être une raison valable de transformer de fond en comble la structure démographique du Canada ? En effet, avec un tel argument, on en arrive à l’idée douteuse que le niveau du produit intérieur brut PIB) et une croissance boulimique devraient être au centre des politiques publiques. Qu’en est-il de la qualité et du niveau de vie de la population et de son bonheur ?
Il existe de nombreux pays qui sont très peuplés dans le monde, mais ce sont souvent des pays relativement pauvres et leur poids démographique ne leur garantit guère une place enviable sur la scène internationale.
- Avec le libre-échange, le Canada n’a pas besoin d’une très grande population
Depuis le 1er janvier 1989, le Canada est en position de libre-échange commercial avec les États-Unis. Cet accord a d’ailleurs été élargi pour inclure le Mexique en 1994.
Dans un tel environnement commercial, les entreprises canadiennes ne sont nullement limitées au seul marché canadien pour écouler leur production. Elles sont en position d’atteindre des niveaux de production élevés, générateurs d’économies d’échelle, en exportant une partie de leur production vers le grand marché américain. C’est ce que font déjà de nombreuses entreprises.
- Les niveaux de vie dans le monde ne sont pas liés à la taille démographique des pays
Les niveaux de vie (PIB par h.) dans le monde semblent être très peu reliés à la taille démographique des pays. La réalité penche plutôt, en effet, vers une relation inverse. C’est ce que montrent clairement les travaux du Programme des Nations unies pur le développement (PNUD).
Le PNUD publie un indice mondial de classement des pays en fonction du niveau de vie et de la qualité de vie de leurs habitants, soit l’indice de développement humain (IDH). Cet indice montre le niveau de développement qualitatif (espérance de vie, instruction, niveau de vie) d’un pays, en tenant compte du potentiel économique.
Sauf exception, ce sont immanquablement les pays de petites tailles ou de tailles moyennes qui occupent les premiers rangs, en ce qui concerne les niveaux de vie et la qualité de vie des habitants, et non pas les pays les plus peuplés. Il existe, dans la plupart des cas, une relation négative entre la grande taille démographique de certains pays et le niveau de vie de leur population.
En 2019, à titre d’exemple, les trois pays en tête de liste pour le niveau de vie et la qualité de vie étaient tous les trois des pays de moins de 10 millions d’habitants : La Norvège (5,3 millions d’h.), l’Irlande (5,0 millions d’h.) et la Suisse (8,5 millions d’h.).
- Les arguments reliés au vieillissement de la population et à la pénurie de main-d’œuvre
Deux autres arguments invoqués par le groupe de pression de ‘Century Initiative’ en faveur d’une immigration super massive : le premier serait de pallier au vieillissement de la population (provoqué par la baisse du taux de fécondité et par l’augmentation de l’espérance de vie) ; le deuxième viserait à prévenir une éventuelle pénurie de main-d’œuvre causée en partie par le départ à la retraite des ‘baby-boomers’, soit la cohorte de population née entre 1945 et 1965 au Canada.
Il est vrai que ces deux phénomènes nécessiteront des ajustements et des politiques d’appoint à court et à moyen terme, c’est-à-dire jusqu’en l’an 2050 approximativement, soit quand la cohorte des ‘baby-boomers’ aura en grande partie disparue, mais non pas nécessairement à très long terme, sur la base de tout un siècle.
Par exemple, il appert que l’immigration en tant que telle ne modifie guère la structure des âges d’une population, essentiellement parce que la majorité des immigrants arrivent au pays à l’âge adulte et que le programme de réunification des familles fait en sorte de faire venir des personnes immigrantes déjà âgées, (époux, parents (4), grand-parents (8), etc.).
À ce sujet, les travaux démographiques de Benoît Dubreuil et de Guillaume Marois (Le remède imaginaire) montrent que l’apport de l’immigration sur une haute échelle n’est pas une panacée pour rajeunir une population et qu’elle peut parfois accentuer son problème de vieillissement. D’autres études arrivent aux mêmes conclusions, à savoir qu’il est peine perdue de vouloir enrayer le vieillissement des populations par un recours à l’immigration sur une haute échelle de personnes adultes et de personnes âgées.
- Les moyens de pallier aux conséquences économiques du vieillissement de la population d’ici l’an 2050
D’autres pays industrialisés sont confrontés au même problème d’un choc démographique, et ils recourent à d’autres moyens que de compter sur une immigration internationale massive pour y faire face.
Par exemple, le Japon est un pays prospère avec une population encore plus vieillissante que celle du Canada, mais il ne s’en remet pas à l’immigration internationale pour faire face au phénomène.
En effet, un pays peut plutôt mettre de l’avant des politiques natalistes, avec des mesures visant à hausser le taux de fécondité et à encourager les naissances. D’autres politiques peuvent être adoptées pour retarder l’âge de la retraite, compte tenu d’une espérance de vie allongée. Il en va de même de mesures pour faire en sorte de faciliter et d’accroître le role des femmes sur le marché du travail.
Aussi, le gouvernement peut encourager la formation dans les métiers de base (informaticiens, plombiers, électriciens, menuisiers, techniciens, etc.). De plus, comme plusieurs entreprises le font déjà, il est possible de recourir davantage à la robotique pour effectuer plusieurs tâches intensives en main-d’œuvre, et ainsi accroître la productivité. Et, en dernière analyse, un pays peut faire venir des travailleurs étrangers temporaires avec la possibilité de devenir permanents, dans des domaines spécifiques, en fonction des besoins réels de l’économie.
Concernant la pénurie de main-d’œuvre, il est important de bien situer cette question dans son contexte économique global.
En théorie, si une industrie en particulier a un besoin de travailleurs spécialisés, une immigration ciblée de tels travailleurs peut y remédier. Cependant, si on parle d’une pénurie généralisée à l’ensemble de l’économie que des variations dans les salaires et les programmes de formation ne peuvent combler, c’est une toute autre affaire. En effet, si le taux de croissance démographique ralentit d’une façon naturelle, les besoins de consommation vont aussi ralentir. Il en ira de même de certaines industries qui doivent s’adapter à une demande fluctuante ou en concurrence avec l’importation.
Il y a alors danger de solutionner le problème d’une pénurie de main-d’œuvre dans une industrie en particulier, mais en créant simultanément des pénuries de main-d’œuvre dans d’autres industries, notamment dans les secteurs de l’éducation et de la santé, du logement, de l’infrastructure routière et des services privés et publics en général. En effet, comme on l’a vu précédemment avec le programme de réunification des familles, le Canada importe beaucoup plus de consommateurs que de travailleurs avec son programme d’immigration massive. L’économie peut alors faire face à une spirale sans fin en pénuries de main-d’œuvre avec des marchés du travail tendus en permanence, créés artificiellement et gonflés par une population qui croît trop rapidement par l’immigration.
- L’impact politique, linguistique et culturel sur les Canadiens-français et sur le Québec français
Le groupe de ‘Initiative du siècle’ ne s’est guère préoccupé des conséquences de son projet migratoire extrême sur les Canadiens-français en général, et sur la seule majorité politique qu’ils occupent au Québec. Si le gouvernement canadien allait poursuivre sur la voie d’un « Canada de 100 millions d’habitants » en faisant appel à une immigration ultra massive, la place des Canadiens-français au Canada ne pourrait que chuter dramatiquement au cours des décennies à venir.
Au cours du 20ème siècle, en effet, la politique d’immigration canadienne s’est traduite par une baisse continue du poids démographique et politique de la population de langue française au Canada. Ainsi, en 1941, 29,3 pourcent de la population du Canada était de langue maternelle française. Cependant, en 2016, ce pourcentage était tombé à 21,0 pourcent, une baisse de plus de huit points de pourcentage, en 75 ans. Avec la mise en œuvre du projet du groupe de pression ‘Century Initiative’, il est possible d’entrevoir une chute au moins aussi importante, au cours des prochaines 75 années. Il s’en suivrait une situation qui menacerait la viabilité même et la pérennité de la langue française au Canada, au prochain siècle.
En ce qui concerne le Québec, une des quatre provinces fondatrices du Canada, en 1867, son poids démographique dans l’ensemble du Canada pourrait tomber en bas de 10 pourcent à la fin du présent siècle. Au Québec même, les Québécois francophones pourraient se retrouver en minorité sur le territoire de leurs ancêtres, pour la première fois in 500 ans.
Si le gouvernement fédéral sous J. Trudeau allait faire sien le projet de ‘Century Initiative’, cela ferait de facto en sorte, par une politique migratoire extrême, de « marginaliser » le Québec francophone et d’affaiblir la nation canadienne française.
[N.B. : Concernant le scandale quotidien du Chemin Roxham, porte d’entrée illégale de dizaines de milliers d’immigrants illégaux et de faux réfugiés au Québec, avec l’aide de passeurs professionnels — la seule de cette nature au Canada — un correctif s’impose. En démocratie, si un gouvernement ne veut pas ou est incapable de faire respecter les frontières du pays, sa responsabilité première est de démissionner.]
Conclusion
À tout prendre, le gouvernement fédéral canadien devrait officiellement rejeter le projet du lobby ‘Century Initiative’. Si le gouvernement allait s’y inspirer implicitement ou explicitement pour élaborer sa politique d’immigration, c’est à un véritable tsunami migratoire programmé auquel la population canadienne devra faire face au cours des prochaines décennies.
Dans une véritable démocratie, l’adoption d’une telle politique gouvernementale à long terme devrait être soumise au peuple pour approbation. Or, ni la proposition du ‘Canada 100 millions’ d’habitants du lobby ‘Century Initiative’, ni la politique d’immigration massive du gouvernement canadien minoritaire actuel, n’ont fait l’objet de débats publics à grande échelle. Et surtout, aucun référendum et aucune élection générale fédérale n’ont porté sur cet important enjeu. En démocratie, une question aussi cruciale mériterait un processus de consultations publiques en bonne et due forme.
Prof. Rodrigue Tremblay
Le Prof. Rodrigue Tremblay est professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal et lauréat du Prix Richard-Arès pour le meilleur essai en 2018 « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », (Fides). Il est titulaire d’un doctorat en finance internationale de l’Université Stanford.
On peut le contacter à l’adresse suivante : [email protected]
Il est l’auteur du livre de géopolitique « Le nouvel empire américain » et du livre de moralité « Le Code pour une éthique globale« , de même que de son dernier livre publié par les Éditions Fides et intitulé « La régression tranquille du Québec, 1980-2018« .
Site internet de l’auteur : http://rodriguetremblay.blogspot.com