(Note de lecture) Chantal Vey, Sur la Route de Pier Paolo Pasolini contro-corrente,, par Sandrine Daraut

Par Florence Trocmé


« J’ai fait la connaissance de Pasolini alors que j’étais encore un enfant, grâce à Lorenza Mazzetti, la compagne de mon père. En 1960, à Rome, Pasolini frappe à la porte de Lorenza dans l’idée de lui demander comment elle s’y est prise pour réaliser Together alors qu’elle n’avait pas un sou. (…) il cherche des moyens pour tourner Accattone (...).
Longtemps après cette rencontre, j’entame une relation totalement personnelle avec Pasolini. En substance, Pasolini a été, y compris inconsciemment, mon guide éthique, un guide à la fois rigoureux et anticonformiste » (p. 66).
Dans ce cadre, Chantal Vey nous associe à son circuit automobile au fil de la côte italienne, parcours emprunté à rebours et 60 ans auparavant par Pier Paolo Pasolini. Pour ce faire, l’autrice va même relire le carnet de route du Poète à l’envers...
L’approche se veut intimiste, jusqu’à la quasi-identification ; alors qu’en exergue – en prolongement d’une ligne noire sinueuse – nous pouvons justement lire « son journal est devenu ma feuille de route et sa poésie mon compagnon de voyage ».
Comme pour justifier les propos du cousin de l’écrivain - « en parlant de choses simples avec deux personnes très simples (…) dans les tenues à la mode (…) ton talent pour schématiser les concepts, tu pouvais intervenir sans préjugés, de manière claire et efficace, en faisant de ta simplicité érudite une arme déstabilisante. Ce ton angoissé, sombre, apocalyptique, (...) faisait réagir. » (p. 117) – la photographe se joue discrètement des contrastes de lumière sur des objets du quotidien, jusqu’aux détails plus sombres dans la répétition photographique du ciel d’orage. La végétation – même sans vie – humanise les nombreuses prises de vue de chantiers. Des fenêtres à la plage… D’antiques peintures aux silhouettes de passage – en train de lire ou de pianoter, si ce n’est un chat – les rideaux, blancs ou noirs, sont délicatement tirés entre les nuages.
Des bateaux aux voitures, une dynamique visuelle se dessine; entre sable et eau, les murs délabrés ou des ruines donnent à voir quant à une tentative de retrouver l’équilibre.
Ses voies – x – empilées
Pasolini liberté
Maux de ventre en chœur
Jusque dans la forme, l’harmonie règne. Toujours dans la perspective de l’inaltérable et inépuisable passion pour la pédagogie de cet extraordinaire artiste, trois parties retracent les étapes du périple ; de Trieste à Pescara, de Vintimille à Ostie, à l’intérieur d’un encart double volet une pastille (1) avec un extrait du journal de bord du réalisateur ; suivent deux pages du carnet de voyage de Chantal Vey, avant trois double pages portant trois séries de 24 vignettes photographiques – un film étant réalisé à chaque itinérance. Pour ce qui est du parcours retour - de Pescara à Ostie - la partie textuelle y est plus développée, comme si la réalisatrice ne pouvait se séparer de cette ambiance fantomatique jusqu’au recueillement ; « comme à la fin de chacun de mes périples, je me rends à l’Idroscalo, ce lieu où Pier Paolo Pasolini a été sauvagement assassiné (…). Je récupère deux gros sacs de sable (exactement au même endroit qu’en 2014 et 2015). Juste à côté, un terrain de football, lui aussi déglingué, quelques carrés de faux gazon en marquent les limites, un ballon éventré, aux couleurs de l’Italie, est oublié au centre, je cadre le sol en contre-jour » (p. 182) (2).
L’autrice recherche son guide – dans les témoignages aussi – jusqu’où il n’est même jamais allé… Comme nous citons le Poète ; « par le langage (3) et par le cœur. Un homme fleurissait »  (Traduction de José Guidi, Poésies 1953-1964, Gallimard, 1980).
Sandrine Daraut
(1) Le petit Poucet ?
(2) « Dans le football il y a des moments exclusivement poétiques (…). Chaque but est toujours une invention (...) : il a toujours quelque chose d’inéluctable, de fulgurant, de stupéfiant d’irréversible. C’est précisément ce qui se passe aussi avec la parole poétique. » (Pier Paolo Pasolini, Il Giorno, 1971).
(3) Jusqu’à l’emploi du frioulan par l’écrivain.

Chantal Vey, Sur la Route de Pier Paolo Pasolini contro-corrente, Éditions Loco, édition bilingue (français – italien), 2022, 255 p., 29€
NDLR
sur le site La nouvelle chambre claire :
Née en France en 1970, Chantal Vey vit et travaille à Bruxelles.
Elle s’est spécialisée en photographie après avoir réalisé des études d’Histoire de l’Art à Lyon et particulièrement à l’issue d’un an de recherches en Italie. Cette première résidence étrangère fut déterminante et initia la pratique du voyage, de la marche, de l’ailleurs.
Dès lors son parcours artistique s’est continuellement renouvelé par de nombreuses explorations en Europe, en Chine, adoptant le nomadisme comme une forme de travail.
Ces dernières années, sa démarche s’est orientée plus précisément vers des explorations en bord de Territoire : en 2010, un road-trip “aRound Belgium”, sillonnant les mille trois cent quatre vingt six kilomètres de la frontière belge, avec sa petite camionnette transformée en habitation mobile, et aujourd’hui “contro-corrente”, cette itinérance au fil des côtes italiennes, inspirée du récit de voyage, “La longue route de sable”, cette route qu’avait parcourue Pier Paolo Pasolini, quelques soixante années auparavant
Extrait
« Ancône, ville simple et heureuse ! Vraiment une des plus belles d'Italie, malgré de tristes reconstructions »
« La mer change de couleur, après avoir disparu sur plusieurs dizaines de kilomètres derrière une énorme et charbonneuse ville d’entrepôts : elle réapparaît derrière deux avancées rocheuses et un clocher mi-barbaresque mi-Liberty, avec une enfilade d'immeubles sur une hauteur couleur poussière »
(Pier Paolo Pasolini, La lunga strada di sabbia, traduction Anne Bourguignon, Éditions Arléa, 2006 ; Chantal Vey, Sur la route de Pier Paolo Pasolini contro-corrente, Éditions Loco, 2022, hors-texte).
« Je repars vers ma destination au centre-ville :la villa Majorana. Elle faisait partie d’un ensemble de quatre maisons Liberty. C’est la seule qui ait subsisté aux épreuves du temps et de la Seconde Guerre mondiale. »
« Les vagues perlent et roulent sur les petits galets, je cueille quelques cailloux marbrés de vert, un autre constellé de paillettes de quartz. »
« La route est sillonnée de trulli en abondance, d’oliviers majestueux, elle s’achemine et grimpe en serpentant jusqu’au charmant village de Ceglie Massapica. Le hasard a déterminé cette destination,  alors que Pasolini n’y est certainement jamais venu (…). J’appelle Claudia, elle me répond depuis son balcon qui surplombe la place.(…) Elle exprime le regret de très peu connaître les œuvres pasoliniennes, c’est ainsi peut-être pour elle le moment de s’en rapprocher  s’enthousiasme-t-elle! Elle m’invite à rencontrer son voisin, natif d’ici et une figure du village (…). Je lui explique mon projet, il me félicite et me dit que Pasolini est un grand homme de l’histoire italienne, qu’il est très important pour lui en tant qu’artiste, qu’il aurait aimé le connaître. Il a lu quelques articles de journaux (…). Il n’est pas un intellectuel et ne peut m’en dire davantage.  Je rétorque que ce ne sont pas seulement les spécialistes de Pasolini qui m’intéressent, mais tout un chacun. »
« Je pars maintenant découvrir la plage de Cinquale que Pier Paolo Pasolini décrivait comme « une mer de mémoire ». Je suis aussi en terre de souvenirs, les pins, les odeurs marines… Marina di Pisa, Tirrenia (où je vécus de 1992 à 1993, pour un projet de recherche à l’Università di Pisa). »
« Je longe toujours la SS16, la route est superbe. Je songe à mon pays d’enfance, les flancs de la Haute Ardèche. Ici, l’altitude est un peu moindre je suppose. »
« Je choisis de suivre la nationale jusqu’à Ferrara ; le temps orageux a des tons colorés et les contrastes de lumières sont inhabituels, je suis ravie !(…) Via Comacchio, Tresigallo, Codigoro, Voloro, Lido di Pomposa. Sur la plage, je rencontre deux acolytes résidents du Lido ; ils me disent que Comacchio est très photogénique.  Oui, effectivement, tous les badauds photographient à droite, à gauche ; pour ma part, je filme le ciel constellé d’hirondelles. (…). Les contrastes architecturaux sont forts ; je préfère quoi qu’il en soit les ruines aux monstrueuses constructions récentes ! »
(Journaux de voyage de Chantal Vey, onomato édition sine, Düsseldorf, 2015, 2016, 2018. Chantal Vey, 2022, op.cit, respectivement p.179-180, p.179, p.177, p.101, p.51, p.50).

« Des poésies en frioulan, la langue maternelle d’où naît la double attitude d’engagement profond et de détachement face à une matière linguistique que tu définis comme coexistence d’un « excès d’ingénuité » et d’un « excès de raffinement ». Le dialecte frioulan comme langage de l’authenticité la plus viscérale (…). Durant ses apparitions fugaces pour rendre visite à sa mère, Pier Paolo, venu de Rome en voiture, s’arrêtait souvent chez mes grands-parents paternels qui vivaient dans un village à proximité, sur la route départementale menant à Casarsa. Avec ces deux petits vieux, il échangeait des bavardages simples et je ne comprenais pas, alors, ce qu’il cherchait dans ces haltes régulières, (…)  (plus tard moi aussi j’ai ressenti la nostalgie de ce monde qui n’existe plus). » (Chantal Vey, 2022, op.cit, p.116-117; témoignage de Guido Mazzon – compositeur, trompettiste, écrivain et cousin de Pasolini).