Magazine Sport

Bordeaux-Paris : 658 km pour un voyage intérieur

Publié le 06 juin 2022 par Pascal Boutreau

Capture d’écran 2022-06-06 à 21.08.59Vous n’aurez peut-être pas tous le courage de lire l’intégralité du texte de ce récit. Alors je vais glisser ici l’idée principale et je vous raconterai mon périple ensuite. Je l’écris souvent à la fin de mes textes mais je vais y aller directement cette fois-ci. Cette idée est simple : ne vous mettez pas de limite. Vous êtes capables de choses bien plus grandes que ce que vous imaginez souvent. Certes, réussir des choses un peu « hors normes » (tout est relatif) nécessite de s’en donner les moyens. Mais la satisfaction que vous en tirerez, ce sentiment d’avoir été au-delà de ce que vous pensiez être vos limites vaut bien quelques réveils matinaux, quelques sacrifices. Cela vaut pour le sport bien sûr mais aussi pour la vie « tout court ». Alors osez bordel !

Ne vous laissez pas enfermer dans des limites que d'autres voudraient vous imposer, ou pire encore que vous vous êtes fixées. Ok, je m’entraîne pas mal, mais je n’ai rien d’un grand sportif avec mes (presque) 90 kilos pour 1,75m, mes poignées d’amour et mon p’tit ventre. « Oui mais tu as un gros mental » me répond-on souvent. Certes. Mais ce mental, je me le suis construit. J’ai appris à me connaître, à comprendre les messages envoyés par mon corps, à savoir jusqu'où je peux "jouer" avec. Ce n’est pas inné. Cela s’apprend, cela s’acquiert. Cela prend du temps, parfois beaucoup de temps. Mais c’est possible. Vous en êtes capables ! N’en doutez jamais !

…….

Ce Bordeaux-Paris, c’était 658 km de vélo avec 5400 m de dénivelé positif à réaliser en moins de 40 heures. Une course historique née en 1891 et longtemps disputée par les plus grands champions. Jacques Anquetil en fut par exemple un de ses plus illustres vainqueurs, en 1965.

Jamais je n’aurais pu imaginer me lancer dans un tel défi à vélo. Parce que le vélo et moi, ce fut une histoire d’abord mouvementée. Un peu comme cette fille avec qui on ne se sent aucune affinité à la première rencontre, et puis que l’on apprend à connaître au fil du temps… et dont on finit par tomber amoureux. Avec la bicyclette, nous avons appris à nous connaitre, j’ai su lui trouver ses charmes cachés alors qu’elle ne me montrait souvent que ses mauvais aspects. Jusqu’à nous retrouver en ce mois de mai, sur les quais de Bordeaux au départ de cette nouvelle aventure, pour notre plus longue escapade.

0-2096-10811-48-02048-xUYlCs
Samedi 21 mai. Il est 7 heures, Bordeaux s’éveille. Première bonne nouvelle, le soleil est de la partie. Certes, le vent est annoncé de face pendant toute la remontée vers Paris. Mais peu importe, on verra ça plus tard. Quelques dizaines de kilomètres pour sortir de Bordeaux et nous voilà sur les petites routes, serpentant au milieu des vignobles. Après avoir enjambé la Dordogne, des petits groupes se forment sur ces routes qui traversent la Dordogne, la Charente, la Haute-Vienne etc. J’ai décidé de faire la course seul. Envie de me retrouver avec moi-même. En face à face ! Sans artifice. Le premier des trois points de ravitaillement est fixé à Montbron, en Charente. Un peu moins de 170 kilomètres. Une routine. Seule obligation, arriver avant 16 heures. Je ne suis pas très performant, mais j’ai de la marge. Contrairement à mes habituelles sorties, je vais limiter le nombre d’arrêts photos histoire d’économiser la batterie du téléphone mais pas seulement. Le calcul est simple : 2 minutes de photos par heure = plus d’une heure de rab à la fin de l’aventure. J’ai bien conscience que je n’ai pas suffisamment de marge sur les barrières horaires pour me permettre ce petit luxe. Le tourisme attendra. Petit sandwich saucisse à Montbron, quelques minutes de repos et me voilà reparti vers Châteauroux (2e point de ravitaillement officiel) en compagnie de Renaud (Mahé), un de mes deux anciens collègues de L’Equipe embarqués dans cette aventure, arrivé quelques minutes avant moi. Malheureusement Renaud va prendre un coup de chaud et devra raisonnablement se résoudre à mettre la flèche. Walter (Batel) est aussi de la partie. Il y a 13 ans, nous étions déjà ensemble sur le Marathon des Sables dans une formidable épopée sous les couleurs de L’Equipe (avec également Fabrice Pradin). Nous revoilà sur une nouvelle aventure. Walter est une machine. Il finira loin devant. Respect.

Sur les routes du Limousin, la chaleur intense fait des ravages. La route n’offre que peu de répit. Les côtes se succèdent. Pas loin de 2000 m de dénivelé sur ces 190 km entre les deux points de contrôle. Rien d’exceptionnel mais sous ce soleil, les organismes commencent à souffrir. Dans chaque village traversé, le cimetière prend alors des allures d’oasis. On y trouve toujours un robinet et de l’eau fraîche. Tous les cyclistes le savent. Étonnantes scènes avec ces vélos posés contre le muret des cimetières et, juste derrière la grille, ce rendez-vous de cyclistes, gourdes à la main, le casque retiré et la tête penchée sous le robinet avec le fol espoir de faire baisser un peu la température du corps… et de l’esprit. Insolite distraction pour les « habitants de l’endroit » dont certains n’ont peut-être pas vu passer autant de monde depuis bien longtemps. Ressusciter au milieu des morts : une des paradoxales réalités du cycliste. La trace nous amène désormais sur de petites routes au milieu de prairies occupées par les troupeaux de moutons ou de vaches. Eux aussi semblent intrigués par ce spectacle. Pas de quoi troubler leur quiétude. S’en inspirer pour profiter du moment. Accompagnés par la lumière du soleil couchant, nous voilà prêts à entrer dans la nuit. Pour une autre forme de voyage.

La nuit. Base de vie de Châteauroux. Je m’octroie 45 minutes de repos, le temps de manger quelques nouilles gentiment proposées par les bénévoles. Le temps de se poser un peu, d’enlever les chaussures, les chaussettes. De changer de maillot aussi pour se donner l’illusion d’un peu de confort. Il est autour de 1 heure du matin. Quelques mots échangés avec d’autres participants. Pas besoin de beaucoup parler pour se comprendre. Juste à côté, certains sont allongés à même le sol du gymnase, plongés dans un sommeil qu’ils espèrent forcément réparateur. Je m’en dispenserai. Je n’ai pas un niveau suffisant pour me permettre de trop laisser filer le temps dans ces « bases de vie » qui semblent à cet instant si mal porter leur nom. Le prochain de contrôle est à Mer, près de Chambord et de Blois, seulement distant de 150 km. A peine 500 m de dénivelé sur le profil. J’ai pratiquement trois heures d’avance sur la barrière horaire et je ne veux pas les dilapider. Ce petit « coussin » sera probablement précieux plus tard. Au cœur de cette nuit, les heures défilent. Les kilomètres aussi. De longues lignes droites et des perspectives que l’on devine uniquement grâce aux lumières clignotantes des vélos qui nous précèdent, 100, 200, 300 peut-être 500 m devant. Difficile dans cette nuit noire et devenue fraiche d’estimer la distance. Juste parfois prendre un petit coup au moral en voyant que le flash rouge semble être à un niveau supérieur au nôtre… ça va donc encore grimper. Ces lumières, ce sont des phares qui nous guident. Rouler la nuit, seul, est une expérience particulière. Le corps est en action, mécaniquement, instinctivement pendant que l’esprit s’offre quelques échappées nocturnes avec d’incessants allers-retours entre moments de conscience, d’inconscience et parfois même d’insouciance. Et puis le jour s’est levé. Sur d’étranges idées. Plein de perplexité, Si c'n'était pas un rêve… Qui va s'en aller… S'en aller.

0-2096-10818-10-00410-iX89lg
Au ravitaillement de Mer, petite discussion avec un bénévole autour du patrimoine. Il me vante la splendeur du château de Chambord. Je lui oppose celle de mon château de Saint-Germain. Joli moment de partage de mon autre passion, l’histoire. Entre un verre de coca et un bout de pizza, on parle rois, reines, architecture. Un moyen sans doute d’offrir un peu de répit au cerveau accaparé depuis des heures par les pensées cyclistes. 10 heures du matin. Toujours 2h30 d’avance sur la barrière horaire. La prochaine est à l’arrivée. Objectif Issy-les-Moulineaux avant 23 heures. Treize heures pour parcourir les derniers 190 km, tout se déroule encore suivant le plan prévu. Le moral est toujours là, les jambes répondent encore et malgré déjà plus de 24 heures d’effort, la fatigue reste tout à fait raisonnable.

Et puis arrive la Beauce. Si vous cherchez une définition de l’Enfer, je vous invite à vous rendre dans cette région autour d’Orléans. Des champs puis des champs. Parfois un village, avant d’autres champs… avant un autre village. Pas une âme à l’horizon. Pas un homme, pas un animal, pas un chat sur un pas de porte, pas un chien qui aboie à votre passage. Rien. Des villages fantômes. Des hallucinations dues à la fatigue ? Peut-être. Et puis cette petite pente très légère, un faux-plat montant à peine perceptible mais qui interdit tout passage en roue libre. 90 km vent de face, avec l’impression de ne plus avancer. J’ai voulu rouler seul tout au long de la route. C’est un choix. C’est le mien. Il est temps de l’assumer. A ces instants, j’y suis confronté. Je le prends en pleine face ! Uppercut, direct, le K.-O. n’est pas très loin.  Pas un arbre, par un bois. Et la sensation qu’ici, même les poteaux électriques refusent de vous offrir un peu d’ombre. Rien. Cette région est l’illustration la plus aboutie, la plus parfaite du « rien ». Plusieurs fois, je me suis surpris à hurler ma rage. Personne pour m’entendre. Peu importe. Expurger sa rage, sa haine même à certains moments, c’est se sentir encore vivant. Essentiel dans ces instants où l’on finirait par en douter. Les bonnes choses ont une fin parait-il. Heureusement, l’expérience de ces courses au long cours m’a appris que les mauvaises aussi.

L’arrivée à Dourdan, porte vers la Vallée de Chevreuse, résonne comme une libération. Des vraies côtes cette fois, franches, honnêtes, avec du vrai pourcentage, et donc de vraies descentes. Sensation de revivre enfin grâce à ces kilomètres « gratuits ». Me voilà « chez moi », sur ces routes que je connais par cœur. Rassurant forcément, même si certains pourcentages devenus trop importants après déjà 600 bornes, m’obligent à mettre pied à terre. Monter en force en restant sur le vélo ou mettre pied à terre et marcher deux ou trois cents mètres ? Le choix est vite fait. Tant pis pour l’ego. Il s’en remettra. Clairefontaine, La Celle-les-Bordes, Dampierre et son beau château, les 17 tournants, Chevreuse… avec pour une fois le soulagement de ne pas faire un détour par le Château de La Madeleine. Puis direction Versailles. Petit salut à Louis XIV en passant devant son château et une ultime montée avant de basculer vers la Seine et l’arrivée à Issy-les-Moulineaux. Je savoure. Le chrono affiche 38h58’13’’. Objectif atteint. A l’arrivée, difficile de définir le sentiment prédominant. De la joie bien sûr, mais pas vraiment de l’euphorie. Du soulagement peut-être. Ou plutôt une libération. Oui c’est ça, une libération. Cette aventure m’habitait depuis plusieurs mois. Plusieurs mois essentiels pour essayer de rendre « banal » une épopée sur le papier assez « effrayante ». Un travail mental de presque chaque instant. A la limite parfois de l’obsessionnel. Notamment à l’approche du Jour J. La ligne d’arrivée franchie, j’en suis enfin libéré.

Capture d’écran 2022-06-06 à 21.10.07
L’expérience m’a appris à aborder ce genre de challenge. Physiquement bien sûr mais surtout mentalement. Cet aspect mental ne se limite pas à la seule course. Pour un effort de cette ampleur, il doit être le fondement de la préparation. Faire accepter à son cerveau que partir pour près de 40 heures de vélo sans dormir est quelque chose d’acceptable, à défaut d’être normale. Ce travail de persuasion s’étale sur de longues semaines et même de longs mois. C’est un travail permanent contrairement à la préparation physique qui nécessite parfois quelques pauses. Une partie de ce travail consiste aussi à anticiper les moments de faiblesse et les inévitables coups de « moins bien ». Anticiper différents scénarios et avoir déjà imaginé une réponse à chacune des questions susceptibles de surgir pendant l’épreuve. Les as de la communication parleraient de « communication de crise ». Ces crises parfois existentielles, ces tempêtes cérébrales sont souvent brutales et radicales. Avoir dans sa « boite à outils mentale », de quoi y répondre le plus vite possible est indispensable. Et ça ne s’improvise pas.

Le physique : la partie peut-être la plus facile de la préparation, même si très prenante quand il s’agit de faire des bornes. Jamais mon compteur n’avait affiché une sortie supérieure à 260 km. Mais la régularité et la multitude de séances à plus de 200 bornes avait permis de construire une bonne « caisse ». Une caisse suffisante pour amorcer le périple avant de laisser le mental prendre le relais. L'occasion de repenser à la devise des GravelMan "Start with legs, finish with mental". Tout est dit ! 

……….

Capture d’écran 2022-06-06 à 22.57.13
MerciS

Quelques remerciements. Heureux d’avoir croisé le chemin de quelques amis sur ce périple. Je vous ai parlé de Renaud et Walter précédemment mais bravo aussi à Julien du club d’Issy, rencontré sur un GravelMan il y a quelques mois et qui affiche une vision du vélo et de la vie assez enthousiasmante. Heureux d’avoir croisé Philippe également du club de triathlon d’Ivry. Comme pour Renaud, la chaleur l’a empêché de rejoindre l’arrivée mais bravo à toi !

Merci à l'équipe d'organisation et à tous les bénévoles, toujours si précieux. Bien sûr il y a quelques trucs à revoir et à améliorer, mais merci de nous avoir permis de vivre une telle aventure.

Merci à l’équipe de Bouticycle à Saint-Germain-en-Laye et Chambourcy. Olivier, Corentin, Damien et tous les autres, merci pour votre écoute, vos conseils et votre disponibilité qui m’ont permis depuis quelques années d’apprécier et de progresser à vélo.

Merci à Séverine de @Jesuisunecoach. Depuis plus d’un an, je suis ses cours de Pilates chaque mercredi soir. Au-delà d’avoir trouvé une sacrée bande de déjantées (oui je suis le seul mec), j’ai constaté une précieuse amélioration au niveau du maintien. Il y a encore beaucoup de boulot, mais nul doute que ces séances de Pilates de Séverine ont contribué à la réussite de ce périple.

Merci enfin à toutes celles et tous ceux, du Tri Team Saint-Germain, du club de Cyclo de Saint-Germain et à vous tous qui avez eu la gentillesse de suivre mes pérégrinations et dont les messages et les bonnes ondes furent de précieux et indispensables soutiens.

……….

De façon un peu moins « littéraire » voici quelques idées en vrac sur la réalisation de ce défi.

. Mon vélo, un BMC Road Machine acheté deux mois seulement avant la course pour avoir davantage de confort qu’avec mon ancien Time Alpe D’Huez qui en plus grinçait très fort. Objectif atteint avec le passage en pneus de 28 qui amène un réel supplément de confort. Pas de prolongateur (avec mon ventre, je me sens coincé quand je me pose dessus). 

. La tenue. Tenue cycliste traditionnelle avec un très bon cuissard Castelli acheté deux semaines avant. J'ai gardé le même toute la course. Des manchettes, le gilet jaune et un coupe-vent pour la nuit et le petit matin, pas de lunettes (je n'en prends jamais), de la crème solaire, un peu de Nok pour l’entre-jambes et vogue la galère. Une petite sacoche de selle type bikepacking pour y glisser le matériel de réparation (deux chambres à air, un pneu et quelques trucs) et une petite poche sur le cintre pour la batterie externe nécessaire pour recharger le Garmin.

. Physiquement, j’ai souffert essentiellement aux lombaires. Ça m’apprendra à être gros. Obligé pendant tout le passage de la Beauce de m’arrêter très régulièrement pour m’étirer (la détresse mentale de ce passage a sans aucun doute amplifié cette sensation de douleurs). Je craignais beaucoup les douleurs aux cervicales et au trapèze gauche souvent sensible mais ce fut moins pire que ce que je redoutais. Et le cul ? Eh bien à part les cinq ou six dernières heures où j’ai bien senti que le cuir des fesses commençait à fatiguer et que quelques échauffements rendaient la position assise parfois pénible, je n’ai pas réellement souffert de mon séant.

. L’alimentation. Alors là je suis vraiment mauvais dans ce domaine. Si j’ai bien compris que la notion de vivre d’amour et d’eau fraiche était une notion bien abstraite dans la vraie vie, il va falloir que je prenne conscience un jour que manger des bananes et boire de l’eau et des diabolos grenadine ne suffit pas sur des efforts très longs. J’avais bien quelques barres céréales, mes petites gommes Stimium et quelques arrêts boulangerie sur la route, mais je reste quand même bien trop superficiel sur ce domaine essentiel. Ça passe sans problème sur des efforts pas trop trop longs type Ironman (tout est relatif je sais) mais pour du plus long, il va falloir que je me penche sérieusement sur la question.

. Le sommeil. Aucun problème pour ne pas dormir pendant ces presque 40 heures de vélo. Le mental s’y était préparé et à part un petit coup de barre et quelques bâillements au lever du jour le dimanche, jamais ressenti le besoin de dormir.

. En chiffres : 490 partants, 392 classés, 1 hors délai, 97 abandons. Temps des vainqueurs : 20h14’50. Mon temps : 38h58’.

. 10 départements traversés: Gironde, Dordogne, Charente, Haute-Vienne, Loir et Cher, Loiret, Eure-et-Loir, Essonne, Yvelines, Hauts de Seine. 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Pascal Boutreau 6812 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine