Le poème jaillit de l’eau et y retourne. Il est, chaque fois, une « nouvelle tentative » d’écriture liquide. Pour ne prendre qu’un exemple, parmi les plus frappants, ce poème d’une grande densité :
« Elle luit, elle bande l’arc de son lit
ma rêverie ma dérive était un sentier
de senteurs et de sentiments pour rappeler
la beauté du trajet veiné et des rives de ma contrée
traversée
En canoë vous pouvez dire la vérité de la rivière ma main au feu. »
Le verbe « luire » mène au « lit », et le « lit », nécessairement, à la « rêverie » et à la « dérive », aux « rives » et à la « vérité », comme le « sentier » aux « senteurs » et aux « sentiments »… L’impression est celle d’un poème fait d’une seule matière sonore aussi fuyante que continue, à l’image de l’eau : « On a l’impression qu’elle est fugitive / mais en fait elle est toujours là ». Et si l’écoulement est infini, le voyage l’est aussi. La figure de Noé est convoquée plusieurs fois, notamment par la mention de ses colombes (« J’ai dans mon canoë les colombes de Noé »), et parce que le mot « canoë » fait entendre le prénom. Cependant, aucune terre n’est véritablement attendue. Autour du canoë ? Le « déluge », météorologique (« la montagne sous l’orage ») ou proprement humain (« dire que depuis des siècles ils n’ont pas avancé / ils tuent, ils noient, ils affament les nations »). Mais le canoë, comme le poème, n’est pas un abri ; il traverse le déluge et permet de continuer « d’avancer », de « filer », de « fuser ». L’essentiel est l’énergie de l’eau, des mots, le mouvement : « On s’est mouillé, on est sauvé ».
Antoine Bertot
Claude Minière, La descente de la rivière en canoë, Editions Invenit, coll. « Déplacement », 2022, 13€
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Extraits :
« Je suis déjà venu ici, ce que je dis
les yeux fermés je reconnais l’odeur verte
de la rivière dans sa colonne de lumière
sur l’eau dans ses lais dans le canoë
d’un corps filant et dansant parmi les rochers
en ricochets et pourtant dirigé
vers un point où s’oublie
la corruption actuelle des ruisseaux
J’ai pensé le temps d’une étincelle, logos
*
Comme l’enfant qui met à l’eau son bateau
il est dedans le regarde partir
agenouillé au bord du bassin
comme pour un baptême
il est dehors et dedans et lui souhaite bon vent
il va, à-Dieu-vat
il fait l’apprentissage de la séparation
il fait l’apprentissage corps et âme
le point exact de leur jonction »
(p. 20 et 44)