Gravure du 18ème siècle
Le palais Giustiniani (à gauche) en 1869, photographié par Carlo Naya (Source)
Photo de 2013 © Didier Descouens
Extrait de Richard Wagner. Les étapes de sa vie, de sa pensée et de son art par Louis de Fourcaud, Paris, Hachette, 1923.
Au palais Giustiniani, ancienne demeure seigneuriale délabrée, passée en des mains autrichiennes, on loue, quand on peut, des appartements aux étrangers. Le maître, le trouvant désert, s'y assura deux pièces à sa convenance un immense salon au plafond décoré de fresques, avec un balcon sur le grand Canal, et une belle chambre contiguë — assez d'espace, comme il dit, pour faire les cent pas bien à l'aise. Le soin de son installation le distraira quelque temps. Où qu'il soit, il se souffre mal en un logis négligé. Le cadre de son travail doit toujours avoir grand ordre et un peu de parure. Une tapisserie rouge sombre recouvrira les murs gris de son salon des draperies assorties de ton masqueront les portes vulgaires, remplaçant les portes riches de jadis, vendues à des brocanteurs ; la table, dont le pied magnifique, de sculpture dorée, ne soutient plus, au lieu d'un marbre, qu'un plateau brut, en bois de sapin, s'étoffera d'un tapis grenat. Sur cette table, l'artiste posera un petit portrait d'homme que nous ne lui connaissions pas, le portrait de son père, mort six mois après sa naissance. Ce visage « noble, doux, triste, souffrant », l'attendrit, lui devient très cher. Dans cette salle, Wagner vivra, méditera, écrira le Journal de ses pensées pour Mathilde et composera la suite de son Tristan. Le piano d'Erard y remplira splendidement l'air de ses harmonies. Il a déjà mandé à Zurich des instructions pour qu'on le lui envoie au plus vite (1). Le silence, la solitude ajoutent à la magie de la ville des doges. De son salon, le maître voit, le jour, dans la perspective du canal où glissent les gondoles muettes, l'eau verte se barioler des nuances du ciel et des architectures, et, la nuit, se cribler d'étincelles. Au loin, chaque soir, des voix s'appellent en chantant. Une sensation extraordinaire lui vient de ces chants très anciens, « aussi anciens que Venise même, bien plus anciens que les paroles qui s'y sont ajustées, — car la mélodie sauvegarde le vrai éternel ». Un passage de Ma Vie nous décrira plus précisément la nature de la première de ces mélopées qu'il ait entendues « Le gondolier pousse un cri presque semblable à un hurlement de bête, profond gémissement en crescendo, montant à un « Oh » prolongé et finissant par la simple exclamation Venezia! Il y avait encore quelque chose, mais j'avais reçu de ce cri une commotion si violente que je ne pus jamais me rappeler le reste. Ces impressions ne s'effacèrent point de tout mon séjour à Venise elles sont demeurées en moi jusqu'à l'achèvement du second acte de Tristan et peut-être m'ont-elles suggéré les sons plaintifs et traînants du chalumeau au commencement du troisième acte. » Tel est le milieu, telle est l'atmosphère de la nouvelle vie d'exil du poète-musicien.
(1) Il est entré au palais Giustiniani le 30 août 1858. Voir pour les détails Journal du 3, du 5 et du 29 septembre et Ma Vie (t. III, p. 202).