Ambre et Lune, d'Anne-Claire Decorvet

Publié le 04 juin 2022 par Francisrichard @francisrichard

La Chose est entrée chez nous dans les derniers jours de juin: répugnante, innommable... Et dès le premier instant je fus inapte à lui donner son nom. C'était un soir de peur, un soir d'alerte. Un soir que je n'ai jamais oublié.

Ambre Amaury accepte finalement de répondre aux questions d'une étudiante, rencontrée au musée, lors de la rétrospective consacrée à son oeuvre, intitulée Encres d'une vie.

Sur le moment, elle lui a menti. Elle lui a dit qu'il n'y avait pas eu d'événement fondateur à son inspiration, alors que l'arrivée de la Chose, quand elle avait dix ans, le fut, justement:

N'est-ce pas depuis ce jour précis que tu dessines et peins sans répit, poursuivant ton trait de feuille en feuille comme un allumé court après l'opium.

Aujourd'hui, quelque cinquante ans après, elle en raconte la genèse à l'étudiante (qui a une grande faculté d'écoute et qui l'enregistre) et lui restitue le monde dans lequel elle vivait.

Les allées et venues de chacun y étaient surveillées; quand les sirènes retentissaient, les gens devaient rentrer chez eux; les parents n'étaient autorisés à n'avoir qu'un enfant.

La mère d'Ambre était, semble-t-il, une cible particulière; elle recevait régulièrement des lettres comminatoires de la Préfecture, qui lui envoyait un émissaire pour l'intimider.

Sa mère avait caché la Chose dans un coffre et ne voulait pas s'en débarrasser en dépit de ses supplications: Ambre ne pouvait pas mesurer à quel point elle lui était attachée... 

Son amie Lola, qui, maintenant, vit sous son toit, s'étonnait alors de sa naïveté. À plusieurs reprises, elle l'avait mise en garde parce qu'elle se croyait libre, en n'étant pas pucée.

En effet, en raison d'une allergie au micronium, elle avait été dispensée de cette opération. Restaient les caméras, mais elle avait appris qu'inactives, ce n'étaient que des leurres.

Les yeux d'Ambre, qui parcourt ce monde pour le découvrir et alimenter sa fabrique à dessiner, se dessillent peu à peu, mais insuffisamment pour réaliser jusqu'où aller trop loin...

Ambre et Lune, dont le titre ne s'explique qu'à la fin, met en parallèle le récit de la naissance de l'artiste, cinquante ans plus tôt, et celui où elle se livre à l'étudiante mésestimée.

Dans le monde totalitaire d'alors, ce n'est pas le talent d'Ambre qui apportera du malheur, mais la paranoïa des Grands qui voient partout des complots et règnent par la peur.

Aussi, ce que la narratrice dit de la peur, à propos de l'étudiante, apeurée par la présence du chien adopté par Lola, a-t-il une portée beaucoup plus générale que dans le cas particulier:

Elle est haïssable, la peur, bien davantage que la mort en face ou la folle témérité, car elle ronge l'âme et la détruit peu à peu, comme une eau lime la pierre en un millier d'allers et retours. 

De même la culpabilité que ressentent les victimes quand le malheur survient ne doit-elle être imputée qu'aux bourreaux, qu'il faut savoir fuir, pour survivre, avant l'engloutissement.

Francis Richard

Ambre et Lune, Anne-Claire Decorvet, 264 pages, Bernard Campiche Éditeur

Livres précédents:

Un lieu sans raison (2015)

Avant la pluie (2016)

Café des chimères (2018)