Hommage à Juan Gelman
Le Prix Cervantes (le Nobel hispanique) vient d'être décerné à Juan Gelman, ce grand poète argentin, touché au plus vif, par les années de la dictature (1976-1982) — famille décimée, amis morts ou disparus, exil interminable. La découverte de son livre Citas y comentarios avait été une révélation pour moi, au début des années 80. Ces poèmes, dont le plus admirable, écrit Julio Cortázar, est « cette presque inconcevable tendresse là où serait beaucoup plus justifié le paroxysme du refus et de la dénonciation » m'ont poursuivi pendant presque deux décennies avant que je me décide à les traduire et les publier sous le titre de L'opération d'amour (Gallimard/ Du monde entier,2006). On en trouvera un extrait datés du 26 décembre 2006 sur ce blog. J'en redonne, ci-dessous, un autre pour célébrer l'événement:
citation XXXVIII (sainte thérèse)
douleur de toi qui plus grandit si plus
de toi je reçois/peine qui est peine
de recevoir un amour grandi/tant/
bras qui brûlez/tout embrasés d'amour
comme purs gamins/à présent perdus/
dans ta bonté à toi/oiseau si doux/
qui me voles mon sang/pour la lumière/
pour la vérité/pour le chemin/cause
où tu souffles l'amour jusqu'à brûler/
flamme qui flambe humaine depuis toi/
sueur qui sue ma passion/petits os
dont parleront les cendres/déjà tus
citation XXXIX (sainte thérèse)
âme qui revoles/qui ne t'arrêtes/
qui voles où tu peux/qui vas/qui cherches/
ne vois visage/bouche/acharnement/
tu dévoles de toi une avec moi/
et un très tendre amour te monte d'une
grande conscience que tu as de l'âme/
âme que tu vois amour que n'échanges
pour un autre monde ou toi/petite âme
comme navigant sur huit heures du soir
accompagnée de ta lumière même/
sans stupeur de toi/comme morte à toute
imposture/capitaine de toi
citation XL (sainte thérèse)
humanité comme tu es/très douce/
qui en peine reluit comme soleil
abritant colombes/douleurs de père/
soleil couvert d'une chose aussi fine
que ton humain battement de colombes/
que des yeux que tu as rendus si beaux
que n'a pu les endurer mon cœur/
lieu où me fréquente la vérité/
douceurs de toi qui viens occuper les
coups de feu de la nuit comme des fièvres
où ton parler porte consolation
comme flamme travaillant ma parole
citation XLI (sainte thérèse)
souffrances/bassesses que tu endures
miennes au-dedans de toi/je ne sais pas
t'imiter/soleil de grandeur qui dores
la nuit/qui libères le cœur captif/
ainsi grandit l'amour/âme qui brûle
sa propre âme d'avec toi désirer/
intime point où il est impossible
d'avoir de l'être une mémoire/absente
de toi / vivante de toi/criant son
j'en mourrais/son déchirement/changée
en flammes qui ne la brûleraient pas
pour apaiser la peine de la vie
citation XLII (sainte thérèse)
tant de douleur non comprise est-ce comme
tant d'amour non compris?/non achevé?/
chiffres qui seuls sont en toi / douleur/
amour?/pourquoi trembler de ces questions/
comme étranger à ma propre souffrance ?/
aurai-je bonté de toi maintenant
comme chambre où seul je suis avec toi?/
malgré le cri de la chienne du monde
parce que j'ai perdu toute obscurité/
premier amour de toi?/fais-toi ma sœur/
détache-moi/ôte mes chaînes/fais-moi
brindille dans ton bois/salive en
ta bouche / soleil/que je puisse voir/
comprendre ta compagnie admirable/
aide-moi à joindre toutes mes âmes/
ne m'oublie pas/pays/sois-moi pays
citation XLIII (sainte thérèse)
comme des époux qui ne peuvent plus
se séparer/secrète union au centre
très intérieur de l'âme/où tu te trouves
comme ferveur de moi/âme de l'âme/
créature tout près de ma créature/
peau de ma peau/mœlle qui me consume
en une unique flamme en qui toimoi
nous crépitons au soleil de la justice/
eau recueillie où personne ne sait
séparer celle tombée de ton ciel/
celle montée de mon pays de sources/
vie de ma vie/sang que tu saignes en moi/
soleil de lait où mes enfants viendraient
calmer toutes les faims qu'ils ont connues
à te chercher/menotte/pure paix/
arbre au frais éclat/mon abandon
citation XLIV (sainte thérèse)
tout petit papillon qui est mort dans
l'oubli de toi-même/sans savoir/
sans te souvenir de ta mort/tu vis/
pour faire ciel/aimer/étrange oubli/
où il est dur de manger et dormir/
où l'on ne désire rien d'autre qu'être
canne de l'offensé/apaisement
de l'humilié/mur contre le froid qui
attaque en son centre le petit frère/
veut lui manger le souffle et le courage/
âme qui ignore les sécheresses/
mémoire de tendresse qui le frappe
de tout l'amour que tu lui as écrit/
ce que tu es/as été pour lui/lettre
comme quiétude de toujours/musique
silencieuse ou baiser/biche blessée/
colombe qui a regardé l'orage
pour l'apaiser/petite aile ou navire
qui a touché le fond pour naviguer
comme une créature tienne/
citation XLV (sainte thérèse)
mémoire de mon être?/humble de soi ?/
journées sans rémission?/nuits de travail?/
aller vers la mort?/même si on sait
car on sait / peur qui es restée derrière?/
mes yeux posés sur toi?/parolouvertes
qui ne servent à rien?/fer qui me marques
au cœur comme tatouage de l'âme /
amour si grand que chez un seul il ne
peut tenir?/voyage-t-il?/coud-il la
douleur à l'amour?/tailleur assis aux
pieds / sans petite sœur pour l'aider?/triste ?/
vie qu'il mena/la maltraitant beaucoup/
consumant l'amour contre le noir?/dure
vie qui cogne comme les réclusions?/
en haut/en bas/de chaque côté/toi?/
jardins de délices?/fontaines?/toi?/