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Lionel Ray: L'invention des bibliothèques

Publié le 11 décembre 2007 par Tecna

L'infini en morceaux
Pour tout poète arrivé à un certain moment de son parcours, se pose un problème crucial : celui de ne pas se répéter et de se renouveler tout en restant lui-même. Cette conversion qui n'en est pas une, Lionel Ray la réussit de manière impressionnante avec son dernier livre : L'invention des bibliothèques . Cet ensemble de 81 poèmes répartis en trois sections de 27 chacune et encadré par deux textes de réflexion « Ce mythe appelé poésie... » et « Portrait d'un poète imaginaire », tout maîtrisé qu'il soit nous jette pourtant dans une écriture à la fois plus libre, plus contingente, beaucoup plus énigmatique et moins tenue en apparence que celle des sommets lyriques que sont, par exemple, Un sorte de ciel ou Comme un château défait et ceux qui leur font suite. Le ton en rappelle celui des œuvres de jeunesse de l'auteur qu'un certain Laurent Barthélémy, son alter ego, est censé relire et accompagner de ses propres écrits, puisque le sous titre du livre, « Les poèmes de Laurent Barthélémy » nous annonce que ce sont eux que nous allons lire. Le prologue d'ailleurs nous avertit de cette remontée dans le temps : « Je dirais plutôt qu'il [Laurent Barthélémy] en a gardé l'esprit [des premiers livres de Lionel Ray], le délire, la part ludique de la manipulation des mots, provocation quelques fois, dans une syntaxe éclatée, la gaieté souvent, et surtout la liberté, infinie ».
Au sortir, donc, d'une dizaine de recueils écrits avec cet « art policé », avec ce « je-ne-sais-quoi de fragile » (ce sont ses expressions), Laurent Ray ou Lionel Barthélémy –– ou les deux, comme on voudra ––, nous offre ici une oeuvre où s'affirme avec maîtrise cette part de jeu et de violence qui continue de l'habiter à travers les années. Peut-être est-ce pour bien marquer ce retour que les poèmes réinvestissent la forme singulière et quelque peu avant-gardiste de la première section de L'interdit et mon opéra , par exemple : blocs de vers pris entre deux lignes qui les enferme en haut et en bas de la page, bribes de phrases, mots coupés en fin de vers dont la syllabe finale ouvre par une majuscule inattendue le vers suivant, points inversement non suivis de majuscules, etc.
En effet, il semblerait bien qu'un courant d'air lointain vient désordonner les pages, bousculer les mots. Serait-ce que «l'imperfection est une fenêtre » comme l'annonce d'entrée le titre de la première section, lui-même repris du titre du poème du même nom ?
L'imperfection est une fenêtre
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...l'imperfection est une fenêtre comme le pouce éclai-
Rant du panda avec vue sur centaines et centaines de
Millions d'années, connaissez-vous le crochet céleste
LA contingence et les ruptures imprévues ? tout cela
Qui s'appelle l'évolution cette bonne recette cette cui-
Sine abondante de mère Nature avec champignons
Lointains ? les comportements disaient-ils sont
Programmés dans les gènes et décrits en termes
Opératoires, d'autres criaient à l'imposture prélevant
Ici ou là quelques échantillons de sang total tandis que
Pangloss continuait de résoudre
de lancinantes énigmes

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Voici, soudain, le monde entier présent –– l'infini en morceaux ––, dans son foisonnement, son immensité temporelle prise entre infiniment grand et infiniment petit. Tout y est : les gènes, l'évolution, les espèces, et puis l'époque aussi cette « machinerie féroce du moderne », titre de la seconde section et de son poème liminaire qui annonce aussitôt : « ...Obscure apocalypse – c'était fin de siècle... /// – lui écrivant comme on crache ».
« Comme on crache », oui. Car il y a une violence, ici, qui répond à celle du monde. La violence d'une écriture toute de tension entre une narrativité évasive et la fragmentation d'une désignation tous azimuts où dedans et dehors, passé et présent, ironie et mélancolie, jeu féroce et désespoir, conversations et extraits de textes sont croisés, brassés et en même temps tenus dans la continuité, filée de poème en poème, d'un mouvement imperturbable, sans commencement ni fin : « ...le printemps dans les yeux et dans la bouche, cousin / D'Amélie, célébrité underground, il parle de saisons et / Des grands hommes avec nœud papillon et nez rouge / Parle de mademoiselle Sixtine ou d'Ange Michel « qui / Inventa les plafonds », d'une chaussure tombée sur le / Rails : « Cendrillon attendra à la station » ... les gens / Réveillés rigolent et les Charlotte « toutes à croquer » ... »
Le Lionel Ray des années 70 est-il donc de retour dans cette relecture par double interposé ? Oui et non. Car, au cœur de cette pyrotechnie verbale, demeure un noyau d'ombre, une mélancolie, un élégant désespoir qui est celui des livres les plus récents :
Le mouvement des ombres
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D'où viens-tu vieil homme avec cette odeur de fièvre
Ancienne essuyant autour de toi la poussière
Des paroles, le ramassis des songes ? Vers quel ciel
Futur as-tu jeté les dés d'un qui perd gagne ? l'âge,
L'âge aux pieds de plomb et son cœur d'incendie,
Le temps qui fait retour soudain comme un vent affolé

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C'est, sans doute, cette rencontre du poète et de son autre dans le beau désordre de ses poèmes qui fait le prix de ce livre. Cette « invention des bibliothèques » où les voix surgissent des livres, se rencontrent, se confondent, se perdent. Comme dans la troisième et dernière section significativement intitulée « L'époque des sources », puisqu'elle fait signe vers ce langage originaire, à la fois si loin et si proche, où quelque chose commence. Même perdu, il est là toujours, on l'entend encore : « Ces mots qui nous ressemblent et qui ne sont qu'attente / Vous les voyez bien, vous les voyez sur toutes les pages / Si lointains d'être si proches, en étrange pays –– et moi / Je vous montre les sources et les lieux, jouant de la ha- / Chette à travers les buissons embroussaillés d'un très / Ancien langage, un langage de neige et d'effroi, / un langage d'oubli ».
C'est donc bien, malgré la richesse d'une écriture vivante et renouvelée, d'un inventaire qu'il s'agit, avec la mélancolie qui ne peut qu'accompagner ce genre d'exercice: « ... comment ça parle une mémoire d'ombre ? » –– et, pourrait-on ajouter, des Pages d'ombre ? « ... comment c'est / La vie qui mange les toits creusant des caves souriant / Aux féroces lumières comme aux châteaux détruits ? » –– ou Comme [aux] château[x] défait[s] ? Passage des titres, comme en écho...Et c'est, pour finir, ce bel aveu auquel tout véritable poète ne peut que souscrire, même s'il est d'impuissance :
La mer, ah ! j'aurais voulu d'un mot tout éclairer


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