Regio de Tadeusz Rozewicz

Publié le 15 mars 2008 par Tecna
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   Grâce à leurs traducteurs, dont on oublie trop souvent le rôle essentiel qu'ils jouent dans la la poésie contemporaine, la découverte, au fil des années, de certains poètes étrangers a été pour moi déterminante. Je pense, par exemple, venus de langues que je connais mal ou pas du tout, à Fernando Pessoa, et à Cesare Pavese, à Yannis Ritsos, et à Guennadi Aïgui, à EE. Cummings, à Herberto Helder et à Bo Carpelan. Lauréat du Prix Européen de Littérature 2008, après le Suédois Bo Carpelan , justement, et l'Espagnol Antonio Gamoneda , le Polonais Tadeusz Rozewicz est de ceux là. Avouerais-je que, très peu familier de la poésie polonaise, j'ignorais jusqu'à son nom ? Le livre publié à l'occasion de ce Prix, Regio (1969) suivi d'un choix de poèmes (1957-2004), remarquablement traduit par Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski, est donc, pour moi, une véritable révélation dont je souhaiterais brièvement témoigner ici, tout en renvoyant ceux qui souhaiteraient plus de détails sur le poète et sur son œuvre, à l'excellente présentation de Claude-Henry du Bord qui ouvre le volume.
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D'entrée le lecteur, habitué aux poétisations en tout genre qui ne cessent de parasiter une certaine poésie moderne, est pris par une voix dont la force tient sans doute à ce « parler direct  » qui l'accueille dès les premières pages du livre :
       Le même visage
le visage du poète
est ouvert plein de silence
toujours le même visage
et pourtant tout à fait autre
du mur
me regarde
un masque
d'un œil
dur
et vide

          (1968)
Inutile de connaître la poésie polonaise des années 60 pour comprendre que c'est dans le refus du vers classique, de la métaphore et de l'image, des rhétoriques ou des poses métaphysiques que se construit cette poésie. Son minimalisme et sa force d'évidence portent une angoisse existentielle dont elle tire, d'entrée, cette dimension éthique qui semble être sa caractéristique principale : « J'essayais donc, écrit le poète, de reconstruire ce qui me semblait essentiel pour la vie tout court comme pour la vie de la poésie : l'éthique. La création poétique, pour moi, ne consistait pas à composer de beaux poèmes mais à agir. Pas de poèmes, des faits. ».
Oui, Rozewicz est, essentiellement, un poète moral. Au sens où, dans sa voix, en même temps qu'une singularité inimitable, c'est une époque et le poids d'une histoire terrible, qui se font entendre. Puisque toute véritable écriture, — c'est là son historicité — se construit avec et contre ce qui la fait. En particulier ce sentiment de l'absurde partagé avec l'existentialisme français, Camus, surtout, à qui le grand poème « La chute », renvoie explicitement, et aussi Beckett dont, nous dit Claude-Henry du Bord, il est proche par son théâtre et parce que leurs deux œuvres « s'enfoncent dans les zones opaques de l'invisible douleur, de l'inexprimable  ». Ce sentiment face à un monde sans Dieu où règnent « la solitude, le désespoir, la mort, la destruction, et la dégradation du corps  » est présent, en 1947 (il a vingt-six ans), dès son premier livre, L'inquiétude, et se retrouve ici à chaque page :
Sur le ciel sur le soleil
sur le silence sur les bouches
se promènent les mouches

          Job, 1957
Ce qui pourrait expliquer sans doute que, conjointement au « parler direct », se développe ici telle un antidote, une pratique fréquente du sarcasme et de la dérision face à un monde où tout se décompose, lien social, système moraux et esthétiques et où, ce qui devrait en être la garantie, la poésie ou Dieu lui-même, ne vaut pas mieux : « les poètes morts / s'en vont plus vite / les vivants/ expulsent / en toute hâte / de nouveaux livres / comme s'ils voulaient boucher un trou / avec du papier » ; « Dieu tomba / il gît sur le dos / sans défense / sa vie éternelle  / est / à découvert ». D'où, également, l'usage d'un réalisme hallucinatoire comme révélateur du vide effrayant de la réalité la plus quotidienne : « nuit blanche / lumière morte / sur le lit // nuit blanche / spectre de la nuit // en de telles nuits / les fruits / ne tombent pas des arbres // le poète ouvre / les veines aux poèmes //  dans une telle lumière / les meubles demeurent / dans un enfer froid / les taches / grandissent sur le plancher ... »
On l'aura compris, sous son apparente simplicité, la poésie de Rozewicz, comme il le dit lui-même, « ne renonce à rien ». Sous une tonalité d'ensemble volontairement grise, son écriture ne cesse de jouer sur de multiples registres. Outre le sarcasme et le réalisme hallucinatoire, celui d'un irrationnel proche du surréalisme dont il se situe pourtant aux antipodes (« un million d'anges / cheminent / sur la paume d'une femme // dépourvus de nombril / ils écrivent sur des machines à coudre / de longs poèmes en forme / de voiles blanches ... ») ; celui du poème-monologue où vient se prendre tout l'épaisseur d'un moment vécu, comme le très beau « Commencé à l'aube du 26 juillet 1965 » ; celui, ému, de l'élégie (« Abattus brûlés / gisant alignés / empoisonnés morts / les arbres de notre enfance / verdoient au-dessus de nos têtes / au mois de mai / ils laissent tomber leurs feuilles sur les tombes / et en novembre / ils grandissent en nous / jusqu'à notre mort ») ; celui de l'hommage à des auteurs aimés (« Akutagawa / atteignit / en dix ans / une telle limpidité dans ses images // qu'on pouvait le comparer / à un oiseau / chantant / sur un arbre sans feuilles // au cœur / d'un paysage d'hiver...) ; celui, enfin, de la litanie méditative où s'esquisse, par fragments, une poétique qui  se voulant  explicitement savoir du non savoir (« Ma poésie » « elle n'explique rien / elle n'éclaire rien / elle ne renonce à rien / elle n'embrasse pas tout / elle ne satisfait aucune attente...) est un refus en acte de toute idée et posture préconçues au profit d'un affrontement irréductible à l'inconnu. D'où le poème comme écriture de la contradiction tenue et le poète comme vivante incarnation de cette même contradiction :
             Qui est poète
le poète est à la fois celui qui écrit des poèmes
et celui qui n'en écrit pas
le poète est celui qui secoue les chaînes
et celui qui s'en charge
le poète est celui qui croit
et celui qui ne peut croire
le poète est celui qui a menti
et celui à qui on a menti
le poète est celui qui mangeait dans la main
et celui qui a coupé les mains
le poète est celui qui s'en va
et celui qui ne peut s'en aller

Pareil travail de la contradiction expliquerait sans doute que , malgré toutes les raisons de désespérer, la poésie de Rozewicz ne soit pas totalement sans espoir. Car s'il rejette Dieu, c'est par amour de la vie : « peut-être m'as-tu abandonné / quand j'essayai d'ouvrir / les bras / pour embrasser la vie /insouciant / j'ai ouvert les bras / et je t'ai laissé partir... ». Et si écrire c'est, pour lui, détruire le langage usé et pétrifié qui nous parasite (y compris celui de la « poésie »), par un retour à une nudité — à une crudité — originaire, ce sera aussi le reconstruire et donc, puisque l'être humain est son propre langage,  ouvrir la voie à homme nouveau,: « j'ai essayé de créer / un homme nouveau / un langage nouveau ». D'où la puissance, qu'on pourrait dire « originaire », de certains de ses poèmes, tel « Regio » qui donne son titre au recueil. Tous registres d'écriture confondus (parler direct, réalisme hallucinatoire, sarcasme, émotion, souffle panique...), Rozewicz nous offre ici une vaste fresque à travers laquelle, de la naissance de l'érotisme dans l'enfance à la solitude contemporaine d'une sexualité exhibée,vénale et vidée de sa substance, court l'emportement d'une ivresse païenne qui nous jette comme aux premiers jours du monde :
devant nos yeux
les papillons s'unissaient dans l'air
dans les herbes humides où sont les crapauds les sorcières
se déroulaient de bruyantes
noces canines
l'étalon moreau
se cabrait
dansait
tombait sur la jument
un souple phallus
surgissait de son fourreau noir
mobile comme le feu
un hennissement remplissait le ciel

*
La poésie de Tadeusz Rozewicz  manifeste, à des degrés divers, tout ce qui fait, me semble-t-il, la force du grand poète : une simplicité qui est l'aboutissement d'une extrême complexité ; la clarté d'une parole nourrie par une obscurité qu'elle ne cache pas mais révèle ; une voix singulière et, en même temps, anonyme, traversée par les angoisses, les espoirs, les interrogations de tous ; une variété de registres où le trait acéré  n'exclut pas l'ampleur du souffle; une pensée poétique à l'œuvre dans le poème lui-même, une pensée totalement incarnée, donc, irrésumable, irréductible à tout discours autre que sa propre formulation, même si elle peut prendre la forme de l'essai ou de la confidence épistolaire ou orale. La capacité, enfin, et pour toutes ces raisons, de saisir le lecteur qui ne ressort pas indemne d'une telle confrontation.