" Le vieux mûrier est là, noueux et verruqueux, d'innombrables années l'ont marqué de protubérances, de loupes ; de cet héritage ligneux les mûres provocantes et juteuses, plus nombreuses que les mains des habitants qui auraient dû les cueillir, tombent en se mêlant au terreau, à la boue et à quelques flaques pour donner un moût purpurin, menstrues cancéreuses de l'Histoire.
Les hommes et les empires tombent, les mûres pleines de jus aussi, sur la tête des visiteurs ; ce rouge sombre gicle et salit partout. Vêtements fichus, gens qui font un saut en arrière. Quand les bombes tombent, les gens sont épouvantés et il y a encore beaucoup plus de rouge. Et ces vers à soie, eux-aussi, ne sont-ils pas dégoûtant de manger les feuilles du mûrier, qui n'est là que pour être agressé, mangé ? Mangé pour que quelques-uns aient de la soie, la belle soie légère comme l'air, caresse sur la main qui la palpe, voile diaphane sur les épaules ou sur un visage, lacet de soie avec lequel le sultan étranglait celui qui tombait en disgrâce. De quelque chose qu'on parte, on arrive toujours aux armes..."
Claudio Magris : extrait de "Classé sans suite", Éditions Gallimard, collection L'Arpenteur, 2017, pour la traduction française.