Les échoppes et autres bars vendant ce dérivé de cannabis sans effet toxique fleurissent partout. Un succès proprement philosophique ?
On en parle partout. Il existerait un cannabis sans effet toxique, sans visions étranges ni étirement du temps, sans éclats de rire immotivés, sans impudeur, sans logorrhée, sans désocialisation… Il serait si inoffensif qu’il aurait même été autorisé par la très prohibitionniste législation française. Le cannabidiol, CBD en abrégé, un composé du cannabis ! Par le passé, je n’avais été convaincu ni par le café décaféiné, ni par la bière sans alcool, encore moins par les cigarettes dénicotinisées, alors un cannabis sans THC… Mais la mode, comme toujours, se faisait insistante, qui, outre son innocuité, vantait les bienfaits de la nouvelle substance, à la fois anti-inflammatoire, antalgique, anxiolytique… la molécule du bonheur ! Alors, n’écoutant que ma curiosité, je me suis aventuré dans un bar à CBD.
Tout est original dans ce bar : teintes flashy, lumières subtiles, meubles de style rétro aux couleurs pop art. On vous y propose des cocktails sans alcool… mais avec du CBD. Le barman verse adroitement le kombucha en prenant soin d’écarter le large champignon qui surnage à sa surface, puis une rasade de sirop de falernum (clous de girofle, amandes, citron vert), du jus de concombre, du sucre en poudre, une rondelle d’orange… Il laisse alors tomber de sa pipette, cérémonieusement, les gouttes de CBD. J’en compte trois, non, quatre…
Voulant être certain de ne pas rater l’effet, je commande un second cocktail.
Une demi-heure plus tard, la douleur au pouce que je traînais depuis des semaines avait disparu. Je flottais en une atmosphère ouatée, soulagé, débarrassé d’une gêne. S’il fallait définir mon état durant les trente minutes qui ont suivi, tandis que je luttais contre le sommeil dans le taxi qui me ramenait chez moi, je le dirais proche de l’ataraxie, terme d’origine grecque si utilisé par les épicuriens de l’Antiquité, soit quelque chose comme la sérénité. En vérité, à suivre Épicure, l’ataraxie découlerait de l’aponie, un autre mot grec signifiant, lui, « absence de douleur ». Bien vu ! Aponie, puis ataraxie, voilà exactement ce que j’avais traversé.
Dans la pensée des épicuriens, cependant, l’ataraxie découlerait, sur le plan mental, de l’époché, la suspension du jugement. Encore exact ! Ce n’était pas que je me sentais incapable d’avoir une opinion, mais cela ne m’intéressait plus vraiment. La signature de mon contrat d’édition, la préparation de ma conférence de la semaine prochaine, tous les soucis s’étaient évanouis, jusqu’aux plus bénins. Par exemple, ce chauffeur de taxi qui me demandait : « Ici, on tourne à gauche ou à droite, Monsieur ? » Qu’importe ! ai-je eu envie de lui répondre. À gauche et à droite en même temps, si vous voulez…
Voilà, c’est exactement cela l’effet psychique du CBD : il impose une époché, une suspension du temps, une disparition de l’urgence de la décision.