Dans la lignée des livres en catalogue anaphorique – de Je me souviens de Perec à Je sais d’Ito Naga – l’ouvrage d’Éric Pessan est une longue suite d’affirmations qui commencent toutes par « Rien dans mon enfance… », sauf la dernière de chaque partie qui prend le contrepied et débute par « Tout dans mon enfance… », créant ainsi une alternative qui parcourt les sept parties du livre – sept comme les sept jours de la semaine, comme un cycle qui serait complet, allant du lundi de l’enfance au dimanche de l’âge mûr.
C’est justement cette distance qu’interrogent tous les fragments : comment peut-il y avoir un tel fossé entre les attentes, les conceptions, les croyances sédimentées au cours de l’enfance du poète, et l’expérience que ce dernier fait du réel aujourd’hui ? La question qui est en jeu est donc celle du progrès vu au prisme de trois champs liés entre eux, voire emboîtés d’une certaine manière : le champ humain (celui de la vie individuelle, des valeurs personnelles), le champ social (celui de la vie politique, des valeurs communes) et le champ technologique, en tant qu’il est lié aux deux champs précédents et qu’il contient parfois les symptômes les plus évidents de certaines évolutions.
Les réponses apportées à cette interrogation de la notion de progrès sont assez claires. Si l’on voulait les esquisser de façon grossière, on pourrait dire : d’un point de vue humain, le « je » du livre a grandi et mûri, faisant évoluer ses valeurs dans le bon sens ; à l’inverse, d’un point de vue social, tout va à vau-l’eau, empire à vue d’œil ; d’un point de vue technologique, le livre en reste davantage à l’ordre du constat, parfois enthousiaste, souvent chargé de mélancolie et de scepticisme.
Pour autant, Rien dans mon enfance ne cède pas à quelque chose qui serait de l’ordre d’un ton réactionnaire : par rapport au champ technologique, les constats de l’auteur sont nuancés, teintés d’humour ; quand ils sont liés au champ social, ils ouvrent davantage vers une action politique contemporaine que vers un désir de retourner à « avant » ; pour ce qui est du champ humain, enfin, il ne s’agit ni de renier en bloc les valeurs de la famille du poète qui n’ont plus cours dans le monde actuel ni, à l’inverse, de regretter l’innocence et la joie d’une enfance dans les Landes de jadis.
Le livre d’Éric Pessan, par sa forme, son travail sur la langue, son alternance entre légèreté autobiographique et rage politique, parvient à ne pas sombrer totalement dans la noirceur. Et ce jusqu’à la dédicace de fin, adressée à Delphine Bretesché, où l’espoir, l’amitié et le souvenir subliment la mort : « Rien dans mon enfance où j’espérais de tout cœur avoir des amis pour la vie ne m’a préparé à les voir partir. »
Stéphane Lambion
Éric Pessan, Rien dans mon enfance, L’œil ébloui, 2022, 80p., 14€
Extraits
« Rien dans mon enfance où j’attendais des heures, le doigts sur le bouton d’enregistrement du radio-cassette, la diffusion à la radio d’une chanson que je voulais garder, m’énervant lorsque l’animateur parlait par-dessus la musique ou coupait trop brusquement la fin du morceau, m’émerveillant parfois d’être parvenu à saisir au vol un titre que je réécouterais en boucle, bricolant mes compilations au millimètre en prenant garde de ne pas laisser de blanc entre deux titres ni de venir effacer la coda du précédent, où une part de hasard se glissait immanquablement dans ce laborieux et joyeux travail d’assemblage, ne préludait au téléchargement et au streaming. » (p. 24)
« Rien dans mon enfance où l’on m’expliquait que la réussite c’est savoir se trouver au bon endroit ne m’a montré qu’il était parfois souhaitable de se placer à côté. » (p. 50)
« Rien dans mon enfance ne m’a mis en garde contre l’éventualité de retourner les mots comme des gants, qu’un terme puisse signifier une chose et son inverse, que les mots changent de sens en fonction de qui les prononce, qu’ils ne favorisent plus à penser une réalité, que le politique dise transition pour justifier que rien ne change, qu’il parle d’aménagement là où il faudrait dire destruction, que la croissance soit une arme à réduire les salaires et les avantages sociaux, que l’armée pacifie pour justifier qu’elle massacre ou bien qu’elle neutralise quand elle tue, qu’un plan social signifie des licenciements tout comme une restructuration ou la sauvegarde de l’emploi et que remercier une personne signifie la virer, que le mot sécurité soit brandi dès qu’il s’agit de justifier la répression, qu’encore et toujours les mots soient mâchés et crachés et vomis jusqu’à ne plus être qu’une bouillie dénuée d’intelligence. » (p. 53-54)