Le 29 mai 1995, Bernard Noël dit avoir envie de « laisser filer » leurs échanges. Expression polysémique, qui trouvera ici encore un nouveau sens, puisque l’envoi des missives va effectivement cesser pendant vingt-deux ans. Juste avant cette coupure, l’écrivain relate qu’il s’est procuré 1929, un livre composé de poèmes érotiques de Péret et d’Aragon ainsi que de quatre photos de Man Ray. Pour l’auteur du Château de Cène, c’est l’occasion de réfléchir à la question du pouvoir de (la) « pénétration » des signes qui nous traversent : dans quelle mesure mots et images viennent « remuer » en nous, comment nous bouleversent-ils, nous déplacent-ils, nous mobilisent-ils ? Et c’est alors comme si ce qui faisait « trop corps » venait interrompre le mental, l’idée et le signe, soit l’échange épistolaire en cours. L’adresse n’est pas, ou plus possible : Jean-Louis Giovannoni ne reprend la plume qu’en octobre 2017 — nouvelle Issue de retour (1) ?. (Re)lecteur de la première partie de cette correspondance, il s’émerveille de la capacité des mots à vivre et revivre sous ses yeux.
Entre 2017 et 2020, l’échange reprend de manière très soutenue. Il s’agit d’exercer le présent et de s’exercer au présent, de s’inscrire dans un mouvement propre à l’acte d’écrire, et d’y déployer, de nouveau, une ouverture à l’inconnu et à d’autres possibles. Et il est passionnant d’entendre les différences de deux écrivains se dessiner de nouveau dans toute leur exemplarité. Pas de vide, mais du plein, du trop-plein et une discontinuité très rare pour Jean-Louis Giovannoni : la « chute » est impossible dans le langage. Bernard Noël, très affecté par la mort de son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens en 2018, se demande alors quel « chemin de correspondance » est encore capable de tracer l’écriture quand elle est ainsi confrontée à l’absence radicale. Peut-on encore s’adresser à l’ami, désormais disparu ? Il faut poursuivre, il faut que « la langue parle », soit « écrire la langue au lieu d’écrire avec la langue ». Mais le vide et l’absence menacent toujours d’avoir le dernier mot. Cette disparition de l’éditeur fait renaître la figure absente de la mère de Jean-Louis Giovannoni. L’auteur de Garder le mort reconnaît que ses « artifices d’écriture » (écrire à sa mère des lettres alors qu’elle était décédée, en prenant soin de ne pas inscrire son propre nom sur le dos des enveloppes) n’ont pas réussi à la « ramener » dans le monde des vivants.
Cette dernière partie est marquée par une forme d’urgence, en tout cas du côté de Bernard Noël. L’écrivain observe le monde tel qu’il se métamorphose et se « précipite » : il commente les manifestations des Gilets Jaunes, dont il admire la volonté de dialogue horizontal et le refus de se soumettre à un leader, tout en déplorant l’omniprésence des smartphones, qui permettent de tout savoir sur tout dans une forme de simultanéité qui efface la richesse de la temporalité humaine. Son corps vieillissant le fait souffrir et l’immobilise. Et pourtant sa main continue d’écrire, et lui permet d’espérer que le partage et l’accueil restent possibles, au moins dans ce présent riche de présences fantômales qu’est la correspondance. Là encore, les deux scripteurs font le point sur leur manière d’envisager les mots, et de les interpréter. Ainsi le couple réel/réalité est-il l’objet de longs développements au terme desquels chaque écrivain affine sa perception du monde : le réel, qui se dédouble ou se redouble en réalité, permet un partage existentiel entre ce qui est et la manière dont le sujet le voit, l’entend, bref le perçoit. De même, les correspondants engagent une réflexion sur ce que recouvrent l’ordinaire, le banal et le quotidien. Et surgissent d’autres questions essentielles : l’indicible est-il hors langue ou contenu dans la langue ? Qu’est-ce que les mots de l’un déposent chez l’autre ? La verticalité du pouvoir anéantit-elle systématiquement l’horizontalité du social ? Le contre-pouvoir peut-il échapper au pouvoir ? L’écriture reflète-t-elle la réalité ou en crée-t-elle une seconde ? Sommes-nous plongés dans la langue ou cette dernière nous reste-t-elle systématiquement extérieure ? Des formules magnifiques émaillent ces derniers envois : « un livre est un corps de langue et possède même la capacité de perpétuer la langue » (Bernard Noël), « Il faut des corps à la langue, non seulement pour qu’elle naisse, mais aussi pour qu’elle puisse continuer à exister, et se véhiculer d’un corps à l’autre » (Jean-Louis Giovannoni).
Double je vers le tu (tu, soit le toi en tant qu’il se double, parfois, de silence) après Le Double Jeu du tu (2), cette correspondance constitue un voyage passionnant dans ce monde de murmures palimpsestes qu’est la littérature. S’y plonger, c’est se mettre en position d’attendre quelque chose comme la levée ou la venue de l’écriture en soi et chez l’autre.
Anne Malaprade
Jean-Louis Giovannoni, Bernard Noël, Au présent de tous les temps, Correspondances, avant-propos de Nicolas Pesquès, Unes, 2022, 206 p., 24 euros.
[1]. Titre d’un recueil paru chez Unes en 2013.
[2]. Correspondance entre Bernard Noël et Jean Frémon parue chez Fata Morgana en 1977.