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(Note de lecture) Dino Ricci, Nietzsche en Italie, par Cédric Kerguélennec

Par Florence Trocmé


Danse & mélancolie en Italie

Dino Ricci  Nietzsche en Italie
Que faire de la mélancolie ? La civilisation offre des réponses de groupe, la littérature des inventions individuelles, jamais suffisantes, toujours à recommencer. En 1964 à Paris, Léo Ferré la chantonne, chevrotante et répétitive ; de 1814 à 1818 à Dresde, Schopenhauer la congédie, solidement et définitivement. Dans les brumes universitaires de Leipzig Friedrich Nietzsche se renseigne, lit Schopenhauer, besogne, puis, bonne nouvelle pour l’humanité, découvre en 1876 l’effet sur son corps du climat et des amis réunis à Sorrente dans le golfe de Naples : ce sera une des périodes les plus heureuses de sa vie, une conversion s’opère (pp.46-47), la mélancolie choit et n’est plus qu’une saison en enfer. Tel est le début, au deuxième chapitre, de l’enquête Nietzsche en Italie menée en 2019 par Dino Ricci (la publication française est de 2021). Il reprend celle menée de manière plus précise par la danseuse Béatrice Commengé en 1988 dans La danse de Nietzsche. Comme elle, il admet qu’il n’aura pas le mot de la fin (p.65), ce n’est pas grave, sa propre mélancolie de « modeste professeur de philosophie » ne se situe pas à cet endroit : « Avec Nietzsche, ce qui est bien, c’est que si on ne sait pas sur quel pied danser, il nous souffle que ce n’est pas grave, car ce qui est important c’est de danser »(p.68). A Los Angeles Bukowski avec sa propre expertise aurait ajouté : « it’s a matter of no choice ».
Le génie du lieu. L’enquête s’intéresse à l’Italie où vécut Nietzsche entre 1876 et 1889 dans une série d’allers-retours entre Sorrente, Nissa (Nice en français), Sils-Maria en Suisse et Turin (p.13). L’enquête est loin d’ignorer le pays de 2019 où Naples dans sa chair, sa mafia, ses paradoxes, incarne « la métaphore de la fin du monde » décrite dans une longue anaphore (p.57). L’enquêteur s’intéresse, c’est là tout le nœud, à l’effet italien sur le corps de Nietzsche que documentent ses correspondances et les témoignages de ses amis. L’effet est digne d’enquête car il est paradoxal : « A la différence de tout autre écrivain, pour lequel le voyage en Italie est un passage presque obligé » depuis le XVIIIème siècle, d’ailleurs le confrère Schopenhauer y descendra aussi, c’est alors « un adoubement, une reconnaissance mutuelle, où le génie de l’auteur est sublimé par le génie de l’Italie » or, au contraire, « Nietzsche met en avant les difficultés de son corps à être pacifiquement présent au monde »(p.15). L’enquête s’attarde au moment où Dino Ricci, enseignant, amoureux, lecteur de journaux, contemporains de la globalisation, constate que de cette difficulté à être pacifiquement présent au monde, Nietzsche tire une écriture de « pages traversées d’une joie profonde »(p.54).
Le corps d’un philosophe. L’étude d’un corps est un projet philosophique en soi. De son propre aveu adressé à Lou Andréa Salomé c’est ce que Nietzsche enseigna à Bâle (p.68, p.136). C’est ce que, souffrant de migraines, de maux de ventre, de problèmes de vue, il met en poèmes, en aphorismes, en œuvre, se méfiant des abstractions décorporées de la métaphysique (p.93) et privilégiant plutôt l’espoir d’ « apprivoiser notre propre étangeté ». Ricci écrit en honnête homme, il ne perd pas de vue l’évidence, à savoir « la trivialité du constat que si le corps et l’esprit sont liés, nous ne saurons jamais comment ils le sont »(p.17). Ce mystère à l’esprit, Ricci, loupe en main, étudie ce corps philosophique pour en tirer une double conclusion.
Première conclusion : c’est un corps de musicien. Ricci en donne les gages. Les improvisations de Nietzsche au piano sont célèbres (p.30 et p.41), autant que sa fascination pour le compositeur Wagner (Ricci aurait pu rappeler la joie de Nietzsche pour Bizet à Nice ou Rossini à Turin). Il insiste également sur les compositions de Nietzsche (un Hymne à l’amitié, une adaptation pour piano d’une œuvre de Brahms) et sur ses revendications, comme celle-ci « On est en droit de ranger mon Zarathoustra tout entier dans la musique »(p.30). Ricci ne le précise pas mais Nietzsche travaille à l’oreille, admet-il dans ses courriers : « je me figure avoir, dans ce Zarathoustra, porté la langue allemande à son point de perfection (…). Mon style est une danse, il joue avec les symétries de toutes sortes, d’un bond il les dépasse et les raille. Cela va jusqu’au choix des voyelles ». N’empêche, l’enquêteur Ricci le sait, « Affirmer que Nietzsche aurait préféré être musicien plutôt que philosophe demande des preuves qui ne pourront jamais être avancées » (p.27) : tant mieux, l’idée peut nourrir l’élucubration solide d’un essai, court, personnel, élégant, « stylé » dirait ma fille, où Nietzsche est retenu comme un compositeur de variations.
Ce n’est pas un hasard. À propos des Variations Goldberg de Bach la fiche française de Wikipédia indique : « Après ces trente variations dans lesquelles Bach emploie tous les moyens imaginables pour partir du même point et pour revenir au même point (chaque variation correspond à une mesure de l'aria), il clôt le cycle par une réitération de l'aria, laissant suggérer que rien n'est achevé ». La variation tourne autour d’un éternel retour ? Dont acte, Ricci à son tour le souligne : « Et de même que chaque œuvre musicale, un concerto, une sonate, une symphonie, subit la nécessité des changements de ton, de rythme, de tempo, de timbre, de hauteur, car l’homme est impatient, inconstant, inattentif, infidèle, de même la philosophie de Nietzsche épouse ses propres changements d’humeur, tissant à son tour des variations sur des thèmes déjà traités, ou prenant une direction soudainement contraire »(p.11). Il cite Lou Andréa Salomé qui témoigne des sauts, contractions et extensions de la pensée en mouvement de Nietzsche quand ils se rencontrent à Rome (pp.81-82).
L’enquêteur Ricci veut dépasser ce constat du parallèle entre rythme de pensée et rythme de musique. Tout à ses extrapolations modestes, solides, aimantes, Ricci reprend à son compte le principe de généalogie du penseur marchant, dansant et souffrant en Italie : « la pensée de Nietzsche va le plus souvent s’affermir non pas seulement sous la forme brève de l’aphorisme, mais dans le déploiement d’un paragraphe, d’une page ou de quelques pages, qui est le temps de la musique. La presque totalité en effet des œuvres musicales sont scindées en moments de quelques minutes seulement qui se succèdent, presto, adagio, allegro », car, et arrive enfin la cheville qui fonde le raisonnement de Ricci, « le corps ne pouvant supporter plus longtemps cette réquisition qui le frappe, et qu’en même temps il demande avec avidité » (p.33) : tel est l’axe autour duquel tourne et revient l’ouvrage de Ricci. Pourquoi ajouter au début du XXIème siècle un commentaire de plus à Nietzsche demande-t-il rhétoriquement (p.64) ? Pour insister sur l’exceptionnel de ce corps musical à la fois en demande et en irritation. Aussi avec ses amis Ricci tranche-t-il ce qu’il juge être le dilemme de Nietzsche et dans un portrait alternatif intitulé « Pourquoi je suis un grand musicien », scénario d’une pièce sans budget jouée à Turin, il l’imagine en Dionysos assumé, et le déploie dans une situation de compositeur non pas contrarié mais marié et monogame, prolifique et célèbre. C’est souvent drôle, c’est le point final de sa démonstration, mais ce n’est pas la carrière que Ricci offre à sa propre mélancolie en filigrane dans son essai.
Seconde conclusion : n’est pas musicien qui veut.
À Bruxelles une amie me dirait : c’est un choix de corps. De fait, à le lire, Nietzsche peut devenir « un ami inconfortable mais prodigieusement stimulant » (p.94). C’est que, en rue, en montagne, en pension, en courrier, en célibataire, Nietzsche a pensé pour l’individu ; mais Ricci, lui, ne se remet pas du sort du collectif, il en est soucieux du début à la fin de son ouvrage. La conclusion est inévitable : sa mélancolie y croît. Ce n’est pas le lait noir de l’aube de Paul Celan, c’est « la matière noire des hommes » (p.35). Les dernières pages sont consacrées au journaliste ahuri et gêné par la pièce « Pourquoi je suis un grand musicien », puis au choix éditorial du quotidien La Stampa, puis au constat du remplacement du peuple par le public (p.156), et enfin à la philosophie à l’œuvre derrière le système collectif du droit à la satisfaction de la consommation, système qui offre à consommer un produit connu autrefois sous le mot d’Italie (p.12, 58 et 104). En 2019 ce n’est pas très dansant.
Cédric Kerguélennec

Dino Ricci, Nietzsche en Italie, traduit de l'italien par Louise Nordese., éditions Totem, 2021, 160 p., 15€


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