« Dis-moi, c’est quoi ton rituel ? »
Bébé commence toujours par une question, c’est l’un de ses rituels. Le plus voyant, mais d’autres se font plus discrets. Par exemple, sa numérotation. Ce volume est le troisième que l’on parcourt, or il s’affiche numéro 2 : rituel pour une revue de s’être lancée naguère dans le monde avec un numéro 0, donc une forme de présence-absence qui dès le principe, sa naissance, trouble pour l’avenir le défilé du temps. Et l’on pourra se demander alors pourquoi, dans cette passion de n’être pas tout à fait où on l’attend, Bébé respecte l’absolu rituel qu’est l’ordre alphabétique des noms des auteurs de ces pages, non foliotées toutefois, plutôt que celui de leurs prénoms. C’eût été là plus chaleureux assurément pour se pencher sur Bébé, non ? Imaginez ces visages inclinés vers le berceau de papier où vont s’imprimer leurs paroles, celles qui tentent de démasquer l’intime, d’inventer des réponses aux questions posées par Nadine Agostini au seuil de la chambre : ainsi, l’un déroule son texte, l’autre une image, l’un ses manies quotidiennes, l’autre ses questions anthropologiques, l’une les traces de l’inscription de son corps dans le paysage, l’autre son obsession du temps, l’un une réinvention du lever et du coucher (le Chaque matin de Bernard Heidsieck n’est pas loin), l’autre le bégaiement de l’abandon, l’une son carnet de visions déposées sur la grève généreuse de l’écriture ; et on abandonne, chemin faisant, le désir vaniteux de savoir ce qui distingue le rituel de l’habitude, de la magie, de la coutume, du sacrifice, de la liturgie, voire de la sorcellerie ou d’une fascination de la remise en scène des affects disparus, de la voix des morts ou des vivants absents. On retourne vers soi, on se reconnaît dans les propos ou le poème, ou la liste, ou l’image, autant de fils ténus qui nous tiennent et souvent nous interdisent de sombrer dans la déflagration de la névrose. L’écriture et la lecture protégeraient-elles des démons ou des anges déchus auxquels elles donnent voix et images ?
Chaque jour est renvoyé à lui-même, à l’affaiblissement de sa pauvreté, jusqu’à une richesse désolée où se reconstituent les premiers gestes, redécouverts en leur nouveauté et leur isolement uniques, là où apparaît la solaire beauté de l’habitude, qui est la terre des refus. C’est avec Philippe Beck que s’ouvrent et se dénouent les langes de ce Bébé entre 2 et 3. Et les treize contributions qui suivent et qui se mêlent dans nos têtes, elles-mêmes renvoyées à nos propres rituels, éclairent, obscurcissent nos intuitions à juste raison parfois, mais toutes jubilent dans le cercle spiralé d’un constant retour du même. Une manière pour ne pas sombrer dans le silence ou l’ataraxie de la pensée et du geste, en tout cas. Avec Nicole Benkemoun, Julien Boutonnier, Ésopine Fabula, Christophe Fiat, Hortense Gauthier, Alex Grillo, Éric Houser, Maxime H. Pascal, Virginie Poitrasson, Paul Sanda, Florence Trocmé, Nicolas Vargas et Dorothée Volut, l’ordre est garanti. Cependant, d’un rituel l’autre : rien n’impose au lecteur de respecter l’alphabétique, le feuilletage aléatoire suscite d’inattendues plongées de lecture, selon l’habituelle cérémonie d’une revue tenue en main.
Yves Boudier
Revue Bébé, n° 2, "Rituel", 2022, Blad&Nad, 20€