Le club Berghain à Berlin, dont la partie supérieure s’appelle le Panorama Bar, culmine bien au-dessus de tous les clubs électro d’Europe en terme de sélection musicale, mais surtout grâce à son atmosphère délicieusement… “anormale”. Pour s’y rendre, il faut traverser un immense terrain vague, et faire la queue pendant souvent plus de deux heures, ce qui permet de faire des rencontres suprenantes et pas forcément dénuées d’intérêt littéraire, comme vous allez pouvoir le lire. Extrait d’une conversation à 4h40 du matin, entre Magda la Française et Rasmus le Suédois, traduite de l’anglais, et écoutée avec curiosité par tous les Berlinois fêtards qui nous entouraient.
Rasmus - Les livres ouvrent l’esprit. Ici, les gens prennent beaucoup de drogues, mais la littérature peut être bien plus puissante pour élever ton âme.
Magda - Et les deux ensemble, alors…
Rasmus - Ça peut marcher! ça marche pour Bukowski, Kerouac, un temps.
Magda - Il y a des livres qui semblent écrits sous l’effet de la drogue, alors que ce n’est pas forcément le cas. Le Loup des steppes…
Rasmus - Herman Hesse! Tu aimes?
Magda - Si j’aime! J’adore…
Rasmus - Ton livre préféré d’Hermann Hesse?
Magda - Narcisse et Goldmund…
Rasmus - Moi aussi… Siddharta est très beau aussi…
Magda - Celui qui m’a emmerdé, c’était Le jeu des perles de verre. Trop technique. Savant. Chiant.
Rasmus - Je ne l’ai pas lu.
Magda - Narcisse et Goldmund est le plus beau roman de Hesse, je pense.
Rasmus - Pourquoi?
Magda - Parce que c’est l’intellect et l’amour qui se regardent en chien de faïence. C’est une dualité terrible, sans rencontre possible, sans fusion possible.
Rasmus - Le Loup des steppes est un roman-cauchemar. Un vrai cauchemar. Cela a été mon plus grand choc littéraire - même si ce n’est pas mon livre préféré.
Magda - Si tu aimes les cauchemars, il faut que tu lises Ma mère de Georges Bataille. Cela raconte un inceste. Quand tu refermes ce livre, tu te demandes : suis-je aussi dégueulasse, moi-même?
Rasmus - Et bien sûr, on est toujours dégueulasse, n’est-ce pas?
I’m from Paris, Texas, lança quelqu’un derrière nous dans un anglais parfait, répondant à une petite blonde bien allemande et complètement perplexe. Le jeune homme, amusé, reprit : Do you know Wim Wenders? Voilà une conversation que je ne pouvais pas rater. Je me suis incrustée dans le ciné-club qui se formait dans mon dos. Deux heures d’attente pour aller danser, parfois, ça peut passer comme une lettre à la poste. On est d’ailleurs récompensé de sa patience quand, à l’intérieur, les danseurs sont en palmes et tuba, portent des masques à tête d’animaux ou des combinaisons flashy digne de Virenque.
A huit heures du matin, lorsque nous sommes sortis dans le soleil d’août, marchant dans la terre molle du terrain vague, avec derrière nous le martèlement des basses techno comme un battement de cœur , nous avons croisé de nouveaux fêtards, frais comme des gardons, qui venaient terminer leur “nuit” au Berghain. Rasmus s’est arrêté de marcher, a regardé tous ces gens, et s’est tourné vers moi : Il y a un club comme ça dans “Le loup des steppes”… cette décadence si excitante, elle est au Panorama Bar aussi bien que dans un club des années 20, que dans la Soirée des Insensés*… et puis il y a Harry, et une fille, Hermine, tu te souviens?
Oui, c’était vraiment La Soirée des Insensés*, cette nuit-là à Berlin.
* Dans “Le Loup des Steppes”, Harry, le héros, se retrouve embarqué dans la “Soirée des Insensés” où seuls les fous sont admis. Il y rencontre Hermine, tragique héroïne légère. L’issue du roman est fatale.