Critique de Tout mon amour, de Laurent Mauvignier, vu le 20 mai 2022 au Théâtre du Rond-Point
Avec Anne Brochet, Romain Fauroux, Ambre Febvre, Jean-François Lapalus, et Philippe Torreton, mis en scène par Arnaud Meunier
Avant-dernier spectacle pris dans mon abonnement au théâtre du Rond-Point. Pas besoin de chercher bien loin, c’est pour Philippe Torreton que je suis là ce soir. J’essaie de manquer le moins possible de ses apparitions au théâtre. C’est rigolo, parce que si je pense aux derniers spectacles que j’ai vus avec lui, je pense que mon taux de satisfaction doit être de 50%. Et pourtant, il m’en reste toujours quelque chose ; son jeu me marque quel que soit le spectacle dans lequel il apparaît.
Tout mon amour, c’est l’histoire d’une famille déchirée par la disparition de leur fille cadette lorsqu’elle avait six ans. Ils ont tenté de se reconstruire, ont trouvé une certaine forme d’équilibre fait de non-dits et de mensonges. Alors quand une jeune fille se présente en prétendant être la petite Elisa disparue il y a si longtemps, les réactions diffèrent chez chacun. D’un côté, on laisse une place à l’espoir ; de l’autre, on s’est promis de ne plus jamais croire quiconque se ferait passer pour elle.
Ça m’arrive rarement, mais j’ai jeté un coup d’oeil à la bible avant le début du spectacle. J’y ai lu que « Le père est un anti-héros dont la partition sera plus ressentie qu’entendue », faisant monter en moi une certaine appréhension, voire un petit rire condescendant. Le personnage qui ne dit rien mais qui exprime tout, c’est une théorie que je connais bien, mais dans la pratique ça devient rapidement plus compliqué. J’avais tout faux. Le non-dit, le ressenti, l’implicite, c’est ce qui fonctionne le mieux dans ce spectacle.
Pour Philippe Torreton, tout particulièrement, c’est l’évidence. C’est vrai qu’il a une partition réduite, et c’est pourtant lors de ses scènes qu’on a l’impression d’engranger le plus d’informations et d’émotions, en tant que spectateur. Il respire le texte qu’il ne dit pas. Ses partenaires ne sont pas en reste. Anne Brochet se cache derrière un flot de paroles et un visage glacé. Son rôle est ingrat, son personnage avoue des choses difficiles, et pourtant, si éloignée fut-elle de nous, elle parvient à aller chercher une forme d’empathie chez le spectateur, loin d’être gagnée d’avance. Jean-François Lapalus est un grand-père absolument terrifiant, fantôme revenu hanter sa maison avec un discours incisif comme seule une vie de retenue peut en provoquer. Les deux jeunes comédiens, Romain Fauroux et Ambre Febvre, accompagnent encore leur parole d’une composition plus marquée, mais portent dans leurs traits, comme le reste des comédiens, le poids lourd du sentiment inexprimé.
La mise en scène parvient habilement à isoler chaque personnage, ne proposant ainsi pas seulement différents points de vue, mais distinguant davantage des solitudes, des bulles de protection autour de chaque caractère. Elle met ainsi en valeur, dans les dialogues, ce qui est dit autant pour l’autre que pour soi, pointant les faiblesses de chacun, leurs doutes, leur vérité reconstruite. Les lumières de Aurélien Guettard favorisent ces différentes perspectives.
Ce qui m’a particulièrement marquée, dans les lumières de ce spectacle, ce sont les noirs. J’en ai vu des noirs au théâtre. J’ai du mal à comprendre pourquoi ceux-ci se distinguent tant. Ce sont des noirs qui enferment, des noirs qui englobent tout, comme lorsqu’on s’endort, de ces noirs progressifs qui créent le néant autour de nous. Ils ont quelque chose d’effrayant et de réconfortant à la fois, car dans le noir plus rien n’existe, ni espoir ni désespoir. Ces noirs-là sont un reflet lumineux tout à fait réussi des non-dits qui façonnent notre histoire.
Ces différents éléments forment un tout globalement réussi, et pourtant, un léger ennui pointe parfois le bout de son nez. Le temps se fait un peu long lors de certaines scènes. C’est étrange, car c’est lorsqu’il ne se passe rien, lorsqu’on joue aux devinettes, lorsque tout est dans l’implicite qu’on est finalement le plus happé. Ce combat de sentiments, d’émotions, de souvenirs et de ce qu’on en fait, c’est complètement prenant. La promesse de la bible lue au début du spectacle est parfaitement tenue de ce point de vue-là. Mais c’est comme si l’auteur n’avait pas fait complètement confiance au spectateur. Il n’a pas réussi à faire totalement le choix de l’intériorisation. Il a parfois donné des réponses, des éléments pour remplir le puzzle. Mettre des mots, qui manquent un peu de force, sur ce qu’on cherchait à deviner, diminue mécaniquement l’implication du spectateur. C’était ambitieux de mener narration et implicite de front. Peut-être aurait-il fallu rester entièrement dans l’informulé ?
Il m’en restera ça : une atmosphère densifiée par les non-dits, le danger d’un équilibre soudainement bouleversé, le sentiment d’un bord de précipice.