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Le maléfice des cerisiers

Publié le 10 août 2008 par Perce-Neige
« Marie-Louise, bien sûr, et personne d’autre… » ai-je répondu tout de suite à Maud qui m’interrogeait d’un air las sans, d’ailleurs, avoir l’air de s’intéresser plus que ça à ce que j’allais lui raconter. Mais voilà… Notre avion avait pas mal de retard et, manifestement, devoir patienter cinq heures de temps en ma compagnie, à l’aéroport de Mexico, semblait légèrement au dessus de ses forces. Restait sans doute, pour elle, à peupler cette attente de considérations assommantes sur le monde de l’enfance et sur la manie que nous avions d’y lire, bien des années plus tard, ce qu’il nous plaisait de pouvoir soupçonner. Les balivernes habituelles, mais enjolivées à l’excès dans la bouche de celle qui, à l’époque, courait tout de même la planète, de congrès en congrès, pour y croiser des zombies de son style et s’y congratuler, à longueur de journée, en se remémorant Montréal, Barcelone ou Casablanca. On croit rêver ! Et c’était sans doute cela (avoir, rien que pour elle, et plusieurs heures durant, une source inépuisable de réflexions et de commentaires moqueurs) qui avait, soudain, éveillé sa curiosité.
« Je ne sais pas, je t’assure… » ai-je continué en cherchant, à ce moment là, à être aussi sincère que possible… « Peut-être pour cette façon bien à elle de nous prendre à témoin, Paul et moi, dans le sempiternel brouhaha des adultes, tu sais ce que c’est ! Nous invitant brusquement, nous les gamins, à la suivre dans l’arrière-cuisine… Et quelle arrière-cuisine, Maud, tu n’imagines pas ! Un univers de miel, de chocolat et de caramel, de gâteaux à la crème et de sucre candi… Un truc proprement fou qui nous apportait, chaque fois, la preuve qu’il existait, au ciel ou quelque part ailleurs… Note que nous n’étions pas très regardants, à l’époque, sur sa localisation précise… Oui, quelque part, donc, un quelque chose que l’on pouvait appeler le paradis. J’en passe… Car plus encore que la souveraine incontestée d’un royaume de gourmandise, Marie-Louise était, pour nous, » ai-je dit en reprenant ma respiration et en soignant mes effets.. « La da-me aux har-mo-ni-cas, Maud ! Oui, exactement ! C’est cela… Celle dont Paul t’a parlé des milliards de fois… Celle qui nous confiait, avec tellement de solennité, les deux instruments qu’elle remisait entre chacune de nos visites, dans un tiroirs du buffet. Bordel, quels souvenirs… »

Sauf que j’ai bien failli en rester là car je commençais à en avoir plus qu’assez de voir mon interlocutrice pianoter son portable beaucoup plus qu’elle n’écoutait les réponses à ses questions. Mais elle a fini par redresser la tête en ouvrant des yeux ronds. « Je t’écoute… » a-t-elle dit vaguement insistante en me suppliant de poursuivre, d’une esquisse de sourire qui m’a fait craquer sur le champ.
« Tu nous aurais vu… » ai-je alors continué... « Filant au plus profond du jardin, non loin des clapiers à lapin, des courges et des potirons, mais à distance toujours respectueuse des trois cerisiers du verger que protégeait tout un peuple d’épouvantails. Des arbres que nous tenions plus ou moins pour maléfiques… Car ces terreurs nous foutaient la colique dès que l’idée nous prenait de nous gaver de leurs fruits… Et ce, tu penses, malgré les mises en garde répétées des adultes, à l’unisson… Maud ? ».
Maud, qui suivait, d’une oreille, les annonces presque inaudibles des autorités aéroportuaires, s’était à moitié tournée vers les panneaux lumineux censés afficher en temps réel, en fonction de l’avancée du cyclone, les retards prévisibles des vols en partance pour le sud des États Unis. Je l’ai presque trouvée séduisante, à ce moment précis, sans doute parce que je voulais à tout prix oublier pourquoi nous étions là, oublier tout le reste, en fait. Car, je n’avais jamais pensé, auparavant, que je pourrais avoir une aventure, même ultra-ultra-brève, avec une professeure de psychologie clinique. Sans même parler de quelqu’un comme Maud qui n’était pas vraiment mon genre, vu que mon genre, à l’époque, était plutôt celui de Jade, c'est à dire un peu l'opposé mais c'est une autre histoire, en fait.
« Et alors ? », a-t-elle fait en se retournant, sans chercher à dissimuler les larmes qui coulaient sur son visage.
« Et alors ? Et alors… Alors, si tu savais… Alors, nous grimpions sur le talus, ma chère… Alors, nous disparaissions dans les herbes et les marguerites, Maud… Alors, nous vivions ce que vivent les divas, rêvant un triomphe dont le poulailler, tout proche, serait le théâtre, subjuguant un parterre de becs, de plumes et de caquètements, jusqu’au coq d’ordinaire effrayant, immobilisé pourtant au milieu de ses ouailles, la crête respectueuse, envoûté par la majesté souveraine de nos compositions magnifiques. Naturellement… » J’ai failli, une nouvelle fois, bifurquer brusquement, m’extraire de tout ça, l’exhorter d’arrêter de me faire parler, lui rappeler l’accident de Paul, une semaine plus tôt, son transfert en catastrophe dans un hôpital de Floride. Et surtout ce que nous avait dit le chirurgien, au téléphone, peu avant notre départ de Paris. Mais je n’ai pas eu le cœur de répéter un seul mot de ce que nous nous étions dit, entre deux sanglots, au dessus de l’atlantique, au dessus des icebergs qui fondaient à vue d’œil, des soupçons de nuages, des navires invisibles aux allures de goélands qui brisaient, d’un jaillissement de lumière, la surface infinie de l’océan bleuté. Je suis donc retourné là bas, dans le bocage vendéen, quelques années en arrière, un siècle et des poussières, au moins, vous n’imaginez pas. « Naturellement, dans un autre monde, Marie-Louise nous surveillait de loin, tu penses… Souriant à notre tintamarre qui effrayait les corbeaux plus qu’il ne les charmait… Apeurant les deux épagneuls qui somnolaient près du puit... Et puis, figures-toi… Quand Paul est entré au conservatoire, trois ou quatre ans avant qu’il ne te rencontre, si je me souviens bien, nous sommes allés l’écouter et l’encourager de notre silence émerveillé… Tous, y compris Marie-Louise qui avait tenu à nous accompagner. Or, vois-tu, après que Paul ait reçu les félicitations du jury, quand il est revenu vers nous en titubant de bonheur, quasiment, oui, crois moi si tu veux, cette demi-folle lui a, ni plus ni moins, glissé un harmonica dans la poche. Com-plè-te-ment cinglée, la vieille… » ai-je dis en ricanant. « Comme si Paul était devenu musicien pour conjurer le maléfice des cerisiers ! N’im-por-te quoi ! »
« Ouiais, n’importe quoi… » a-t-elle conclu en jetant, soudain, son dévolu, sur un magazine de décoration chic-et-toc qu’elle s’est empressée de feuilleter, non sans réprimer, toutes les vingt secondes, un baillement perlé de larmes qu’elle feignait d’ignorer. J’ai fini par ne plus la regarder. Je m’en voulais de ne plus savoir quoi lui dire. Pour un peu, je lui aurais raconté des histoires. Je suis comme ça !

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