S4. E4. De Tolna

Publié le 21 mai 2022 par Detoursdesmondes

Vers Noël, une magnifique goélette s’approcha de Mioko. À son bord vivait un curieux couple, parti deux ans plus tôt de San Francisco. J’appris très vite qu’il s’agissait du comte et de la comtesse Festetics de Tolna. Le mari, Rodolphe, était un aristocrate austro-hongrois. Son épouse, Eila, m’avait confié, plus tard, que la visite de l’exposition universelle de 1889 avait bouleversé la vie de son futur époux et l’avait poussé à vouloir partir dans les mers du Sud. C’est à cette époque que vivant à Paris avec sa mère afin d’y parfaire son éducation, elle avait rencontré Rodolphe, et les deux jeunes gens avaient eu un coup de foudre. Eila était une jeune Américaine fortunée, et après le mariage, elle avait consenti à dépenser beaucoup d’argent dans la construction d’un luxueux yacht baptisé comme il se doit Le Tolna, et qui avait pris la mer en octobre 1893 à San Francisco.
Eila ne m’a pas raconté leur "lune de miel" à bord de leur bateau, mais j’imaginais leur périple comme un rêve dont les escales avaient des noms enchanteurs, Hawaii, Tahiti, puis Samoa auprès de Robert Louis Stevenson.
Le célèbre écrivain était bien malade, et il décéda du reste en décembre de cette année-là. Je me souvenais, plus jeune, avoir dévoré son premier roman, L’île au trésor.
Puis Le Tolna avait poursuivi sa route vers l’Ouest, les Fidji, l’Australie où ils avaient fait une longue escale. Ce n’est qu’en juin de cette année, qu’ils avaient repris la mer, direction les Nouvelles-Hébrides, puis les Salomon. Eila fut très prolixe au sujet de leurs trois mois passés dans ce dernier archipel lors desquels le couple prit de nombreuses photographies. C’était un art dans lequel ils excellaient, et ils avaient du reste monté un petit laboratoire à bord afin de développer eux-mêmes leurs clichés. Rodolphe avait été embarqué dans une chasse aux têtes et en revint frappé, presque traumatisé par la dureté de ce qu’il venait de découvrir. Pendant ce temps, Eila avait pris de nombreux clichés des Salomonais qu’elle me dévoila, et ce fut ainsi le début de longues discussions autour de la photographie qui nous rapprochèrent. Je rêvais d’avoir un matériel tel que le leur, bien que très encombrant.
Elle me montra encore des plaques de verre de portraits réalisés aux Samoa. Quelles merveilles !

Nous n’étions certes pas du même monde, mais en tant que femme française, elle devait trouver en moi une certaine proximité dans cet univers maritime difficile et où la cohabitation avec son époux lui devenait pesante. De mon côté, c’était au contraire l’absence de mon compagnon qui me causait le sentiment d'un étouffement insurmontable dans cet archipel où j’étais par ailleurs rongée régulièrement par des crises de malaria.
Je demeurais partagée entre l’attente et le désir de partir.
Rodolphe et Eila étaient depuis peu en Nouvelle-Guinée allemande, mais ils se heurtaient à de nombreuses tracasseries de la part des autorités qui mirent à l’amende Rodolphe pour avoir fait escale et trafiqué dans les Salomon allemandes. Ceci était peut-être dû à ce qu’ils étaient, eux aussi de farouches collecteurs d’objets, et pouvaient faire du tort à certains… Je ne connaissais pas les dessous de ce commerce.

À Mioko, Rodolphe a demandé que soit organisée une sortie des dukduk. Cela me semblait osé puisque ces masques étaient plus ou moins tabous, mais il existait des cérémonies publiques, aussi leur demande put-elle être satisfaite moyennant finances. L’argent arrangeait bien des choses !
Luca et moi, nous avions bien eu le temps d’étudier ces masques l’année précédente. J’avais même couché sur le papier les informations que nous avions pu collecter sur place.
Ces curieux masques en forme de cône appartenaient à une société secrète des Tolaï, le peuple majoritaire des îles du Duc d’York dont Mioko faisait partie, situées entre Nouvelle-Bretagne et Nouvelle-Irlande. Je les avais parfois aperçus, surgissant sur la plage comme s’ils étaient nés dans la mer. Ils envahissaient à pas rapide le rivage. Le corps des danseurs était recouvert de feuilles, et la tête était masquée par un cône peint en noir, surmonté d’un plumet, arborant de grands yeux blancs. J’appris plus tard, à travers les conversations des femmes, que ce curieux cortège, ressemblant à une déambulation de gallinacés, était constitué de masques mères et de leurs "poussins".
Ces derniers étaient les dukduk et, les masques mères, les nantoi, demeuraient l’apanage des chefs, puisque les plus importants.
Luca n’avait pas eu le droit d’en savoir plus, ni même d’assister à la fabrication de tels masques. Cependant, les femmes (qui n’avaient pas le droit non plus de voir les dukduk lors de leurs rites secrets, mais qui savaient bien des choses et je retrouvais là cette sorte d’espièglerie toute féminine, voire enfantine à braver les interdits…) m’avaient confié que le moment le plus important dans la fabrication d’un masque résidait dans la peinture des yeux. Il s’agissait d’une opération difficile, contrôlée, et ce afin obtenir un mélange de pigments et d’eau qui ne coule pas, car si cette opération échouait, le masque n’aurait pu acquérir de la force.
La raison me semblait obscure, aussi m’expliquèrent-elles que si les masques intervenaient exceptionnellement de manière publique, ils possédaient surtout une fonction sociale, celle de faire respecter la loi en tant que "régulateurs" de l’ordre, et ils agissaient parfois avec violence. Ils étaient craints de ce fait. Ils devaient par conséquent être investis de puissance et d'autorité afin de mener à bien ces actions.
Le comte Rodolphe Festetics de Tolna restait distant contrairement à son épouse, et ne m’adressa la parole que lorsqu’il comprit que j’étais susceptible de lui vendre des "artefacts" dont il était si friand.
Aussi, lorsqu’il me proposa d’acheter quelques objets, cela tombait bien à propos. Il voulait me payer en coquillages et en tabac, mais de cela il n’était question ! J’avais réellement besoin d’argent.
Sa première demande fut celle de kulap, ces petites sculptures de craie que Luca n’avait pu malheureusement obtenir avec Kawi. Je savais néanmoins où en trouver et je m’empressai d’aller les chercher.

En effet, vivait à Mioko un certain Adolf Schulze, alors employé de la Deutsche Handels-und Plantagen Gesellschaft, la firme qui avait repris quelques activités commerciales de la compagnie Godeffroy. Bien plus petite que la société Hernsheim, elle possédait néanmoins un comptoir à Kuras dans le sud de la Nouvelle-Irlande, et Schultze travaillait avec un Chinois installé là bas, qui lui procurait quelques artefacts dont il faisait commerce.
Schulze n’était pas à Mioko pour l’instant, je pus négocier facilement deux de ces sculptures avec son épouse afin de les revendre aux de Tolna ! Je connaissais ce "circuit" d’objets, car l’année passée, Luca avait voulu traverser l’île à l’un de ses passages les plus étroits entre les deux côtes afin de rencontrer le fameux Chinois. Il avait débarqué au petit village de Kalil sur la côte sud-ouest afin de partir à pied en direction de Kuras situé sur la côte sud-est. Mais il n’était pas allé loin dans les terres. Kawi n’avait pas voulu l’accompagner par crainte de ces territoires inconnus, des lieux tabous qu’il ignorait, et Luca avait dû rebrousser chemin à contrecœur.
Cependant j’avais d’autres objets intéressants en ma possession, notamment les masques Lor que je vendis à Festetics. Avide encore d’autres artefacts, car il n’avait pu obtenir de masques dukduk lors de la cérémonie publique et il était réellement déçu, il me pressa pour en savoir plus sur les collectes de Luca. J’avais gardé une étrange sculpture qui m’impressionnait toujours malgré l’intimité que j’avais nouée avec elle. Luca l’avait récoltée à proximité de Mioko. Il avait des amis parmi les indigènes des îles du Duc d’York, et parmi eux, Tomalom, un vieux chef Tolaï d’un village de Kabakon, une petite île à quelques encablures à l’ouest de Mioko. Tomalom était décédé et Luca était venu assister à ses secondes funérailles. Les hommes de son clan avaient déterré et nettoyé son crâne et l’avaient orné d’une barbe et d’un postiche faits en cheveux humains. Ils avaient posé des coquillages dans ses orbites en amande, un ornement de nez peint qui transperçait le septum, et avaient coloré les sourcils de pigments… Le rendu était impressionnant.
Ce jour-là, une immense sculpture de près de trois mètres de hauteur fut érigée. Au sommet de celle-ci était placé le crâne de Tomalom surmontant ainsi un interminable corps longiligne de bois, aux mains levées repliées aux coudes dont les poignets étaient liés aux chevilles par de grandes arcades de bois peintes et parées de fibres.
La sculpture surmontait une hampe et l’on pouvait porter l’ensemble malgré sa hauteur. C’est ce qui avait été fait ce jour-là, au son de chants et de danses.
Cette structure était vouée à être détruite après la cérémonie malgré la présence du crâne si précieux, si bien que Luca avait pu l’emporter avec l’accord des Anciens, car ils considéraient qu’il était de la famille de Tomalom dont le clan ne comptait plus aucun membre sur place.
Encore maintenant cette effigie me hante par son mystère.
Lorsque nous avions rencontré Parkinson à Friedrich Wilhemshafen au début de l’année 1894, il était fier de son premier ouvrage qu’il avait pu faire publier en 1887 à Leipzig, documentant son expérience et de ses observations sur la Nouvelle-Bretagne. Il possédait alors sur lui un exemplaire de ce livre relié qu’il nous avait montré, et je me souviens avoir particulièrement remarqué ces étranges figures qu’il avait dessinées et qu’il avait appelées « Barrabat »… Je l’avais noté !
Il s’agissait de trois sculptures un peu semblables à la mienne, sans la présence d’un crâne, mais avec des visages souriants ou plutôt sardoniques. Toujours ce même et effrayant sourire que celui des masques Lor !
Luca avait abandonné cette sculpture, elle aussi (je ressentais réellement son départ comme un abandon), je me sentais donc en droit de la vendre et c’est ce que je fis.
J’en oubliais même, et ce totalement, nos promesses faites à Jouan.
Mon amertume m’ôtait tout scrupule !
À suivre...
Photo 1 : Le yacht Le Tolna © Musée d'ethnographie de Budapest F.5992. Photo : Rudolf Festetics de Tolna.
Photo 2 : Détail d'un portrait d'Eila Haggin, épouse de Festetics de Tolna, 1890. © The Haggin Museum inv. LB67-6601-66
Photo 3 : Cheffe samoane © Musée d'ethnographie de Budapest F.6102. Photo : Rudolf Festetics de Tolna.
Photo 4 :Défilé de masques Duk Duk © Musée d'ethnographie de Budapest F.5969. Photo : Rudolf Festetics de Tolna.
Photo 5 : Masque Duk Duk à Mioko © Musée d'ethnographie de Budapest F.6107. Photo : Rudolf Festetics de Tolna.
Photo 6 : Sculptures Iniet in Gerd Koch, Iniet geister in Stein, 1982.
Photo 7 : Dessin de Richard Parkinson, 1887, Im Bismarck-Archipel. Erlebnisse und Beobachtungen auf der Insel Neu Pommern. Leipzig