(Lettre à) François de Cornière concernant Les Façons d'être, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé


Lettre à François de Cornière au sujet de Les Façons d’être


Cher François,
Ce fut joie grande de te revoir, il y a trois ans, lors du Marché de la Poésie de Paris, après bien des années, et celle de recevoir cette anthologie de ta poésie il y a quelques semaines. Non que je veuille verser dans quelque nostalgie que ce soit version passéisme, que nenni point surtout pas, mais cette revoyure, ainsi que la relecture de certains poèmes publiés dans cette anthologie de la collection Poche/Poésie du Castor Astral, ton éditeur historique (avec le Dé Bleu), ces deux faits à trois ans d’intervalle ont réveillé d’agréables souvenirs. Car je n’oublie pas que sans les Rencontres Pour Lire que tu organisas pendant 29 ans (c’est bien ça ?) à Caen, sans les conversations que nous eûmes dans ton bureau au Théâtre de Caen dans les années 80, sans les cartons de livres et de revues de poésie dont tu me fis don alors que j’animais Le Guide Céleste, sans tout ça, jamais la poésie n’aurait occupé la place qu’elle m’occupe aujourd’huy.
Tu as été un des premiers poètes que j’ai lus, et avec toi, quelques poètes caennais comme Jean Rivet, Jean-Paul Rogues, Jean-Jacques Reboux, en plus des poètes découverts grâce à tes Rencontres (Daniel Biga, Franck Venaille, Pierre Autin-Grenier, George L. Godeau, Jacques Réda, Georges Haldas, voire des prosateurs comme Paul Fournel).
Tu m’as initié à la poésie.
Certes, nos chemins poétiques se sont écartés, et si j’affectionne la poésie complexe, alambiquée, difficile, avant-gardiste, et même cette « poésie opaque » que tu rejettes, je continue néanmoins de te lire avec admiration, ainsi que moult autres poètes de ta lignée, car je considère le champ poétique assez vaste pour qu’il n’y ait pas de loi unique la régissant ; son large spectre est à mon sens signe de bonne santé démocratique.
Bref.
Je dois avoir quasi ton œuvre complète en mon antre, jusques y compris un livre très très ancien que m’offrit à ma grande surprise un élu de Brocéliande, ancien caennais, assavoir Le Temps respire, publié aux éditions Orphée de Guy Chambelland, en 1976.
De C’est à cause du titre (chez L.O. Four en 1981) à Sans place attribuée (inédits de 2020-2021), on a dans cette anthologie un regard sur ta vie, on lit le journal de ta vie, une « vie ordinaire » dirait Georges Perros.
J’ai toujours été impressionné par l’extrême simplicité et justesse de tes notations en vers faisant poème, par la précision avec laquelle tu captes une sensation et la cadres dans un poème, comme si tes poèmes étaient des instantanés photographiques de sensations. Sans que tu soies descriptif, on voit l’instant. Ces sensations, très souvent démarrent de trois fois rien, d’une chose vue, ou d’une phrase, souvent d’une phrase d’ailleurs, apparemment banale, cette phrase que tu déclines et à laquelle au bout du poème tu donnes une intensité lumineuse : « Une seule phrase peut suffire comme/ “ça sent l’automne tu ne trouves pas ?” ». Tu écris : « Je commence souvent mes poèmes/par des questions invisibles », c’est sans doute pour cela que tes poèmes nous tiennent en attente jusqu’au final. Tes instantanés captent « la vitesse foudroyante » du temps, pour transformer une expression que tu reprends à Raymond Carver (« La vitesse foudroyante du passé »), une vitesse captée dans un détail de vie quotidienne, puis mise au ralenti du poème qui dans son déroulé le fixe, ce détail. Cela étant rendu possible pour ce que tu écris « à partir du poids/très léger de la vie ».
En parlant de questions invisibles, il y a ces questions visibles qui reviennent, qui concernent le poème lui-même, l’acte d’écrire un poème, tu te questionnes souvent sur cela tout comme tu questionnes ton poème en cours d’écriture. Tu n’intellectualises pas, plutôt tu préfères la voie de l’étonnement. Tes questions sur le poème restent la plupart du temps en suspension, un peu comme James Sacré dans une manière qui diffère. Humblement tu te demandes qu’est-ce qui fait qu’il y a poème, « Qu’est-ce qui fait qu’un poème vient/quand tu ne l’attends pas ? »
Te lisant, on revit ton passé. Tes poèmes constituent ton journal de vie, disais-je, ta poésie étant celle d’une vie mise en mémoire, cette mémoire qui met la question du temps au cœur de tes questionnements quotidiens. Pour toi, « la poésie se souvient de tout ». Par ce fait, tu mêles des sentiments extrêmes allant du bonheur de la vie familiale à la douleur du deuil (de ta femme) ; et cette douleur, tu parviens à la surmonter en retrouvant le bonheur d’écrire, d’éprouver des sensations, et si tes poèmes du Nageur du petit matin sont émouvants (j’oserais dire, bouleversants), dans ce qu’ils témoignent d’un amour d’abord, et d’une lutte contre l’idée de la mort de l’être aimée, une lutte contre l’oubli, il nous semble que tu retrouves le bonheur étonné d’être en vie dans ceux que tu écriras postérieurement, en vie dans le poème : « Tout cela m’avait fait prendre/la direction d’un poème/où je me demandais/“Pourquoi suis-je tout à coup si heureux ?” » Le sentiment profond d’être en vie est le fondement de ta poésie.
Cette dernière phrase m’amène à conclure cette lettre que je t’adresse depuis Brocéliande, espérant que d’autres poèmes suivent le fil de ta vie et viendront sous nos yeux de lecteurs provoquer cet étrange bien-être qu’ils suscitent.
Jean-Pascal Dubost

François de Cornière, Les Façons d’être, coll. Poche/Poésie, Le Castor Astral