INSTRUMENTS DE MUSIQUE CHINOIS 11/1984
Le gong et le tambour
tchan tchan
toutes les ombres sur le mur musical se réunissent
pour chercher quelqu'un
un maître au cœur d'or
tchan tchan
pour chercher le peuple chinois
des larmes tchan tchan
les instruments de musique chinois cherchent le peuple chinois
avec des larmes
le qinqiang (1)
les éclairs de cette nuit
brindille par brindille
bondissent dans mes bras, bondissent dans la rivière
on frotte l'erhu (2) en peau de serpent
couvertes de terre rouge dans le champ de citrouilles
les larmes de l'enfant pensant à l'allaitement maternel
éternelle est la nuit
pleure
tenant en bouche un roseau le poisson
rampe sur le rivage pour le consoler
pourtant
pleure
dit Abing (3) l'aveugle debout près de la fontaine
cette nuit la lune, elle pleure aussi très fort
la guimbarde saccadée pénètre dans la cabine étrangère du port
le premier marin est stupéfait
le deuxième marin est stupéfait
ces chansons sont clouées sur la tête du marin aux cheveux jaunes.
(20-21)
1. Opéra folklorique chinois originaire de la province du Shaanxi.
2. Instrument de musique traditionnel chinois, à cordes.
3. Musicien et artiste de rue, jouant notamment de l'erhu et du pipa. Il est l'auteur de nombreux morceaux, dont seulement six ont été enregistrés en 1950, quelque temps avant sa mort. Il est considéré comme l'un des musiciens chinois les plus importants du XXe siècle.
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LE VILLAGE A NEUF POÈMES 1987
La belle nuit d’automne
rend inoubliable l’ancien amour
je m’assois sur la terre tiède
accompagnant de nourriture et d’eau
neuf poèmes anciens
comme neuf beaux villages en automne
rendent inoubliables l’ancien amour
la terre se cultive
sans mot dire, habitant le pays natal
comme les gouttes d’eau, les récoltes ou l’échec
habitent mon cœur.
(163)
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QUATRAINS
1. La nostalgie
Comme le vent en ce moment
qui se lève soudain
Je voudrais te prendre dans mes bras
m'asseoir dans un verre d'alcool
2. L'étoile
Une larme sur la prairie
a rassemblé toutes les colères et toutes les humiliations
la larme, passée par toutes les larmes
n'est jamais qu'une seule goutte
3. Pleurer
Le cygne est comme mes cheveux noirs brûlés dans l'eau du lac
je voudrais t'emmener chez moi
deux anges qui chantent une mélodie triste à haute voix
s'embrassent douloureusement sur le toit du foyer
4. L'oie sauvage
Sur la prairie verdoyante
à l'endroit qu'a éclairé la lumière de la lune
une belle jeune fille
disait vis bien, mon cher ami
5. Sans titre
Le bandit après avoir laissé ses dernières paroles
s'assit tout seul dans la nuit profonde, faisant comme si le cachot était un verger
la lune soufflait sur l'un des chevaux du bandit
qui fondit en larmes
6. Hélène
Homère, le poète aveugle
rêve d'avoir une fille
de pouvoir la voir porter à deux mains une tasse
debout devant lui avec nos yeux
(258-259)
Hai Zi, Le Langage et le puits, poèmes courts 1983-1989, traduit du mandarin par Yujia Yang, traduction revue et corrigée par Pierre Vinclair, Editions Unes 2022, 320 p., 25€
Présentation du livre, sur le site de l’éditeur
Cette édition rassemblé l’intégralité des 250 poèmes courts écrits par Hai Zi entre 1983 et 1989, du mythique « Cuivre asiatique » qui lui offre une première reconnaissance, jusqu’à « Au printemps, dix Haizi », composé 12 jours avant sa mort, dans lequel il se voit comme un « enfant de la nuit, baigné dans l’hiver, épris de la mort ». Les poèmes de Hai Zi sont écrits dans une langue directe, immédiate, sans ornementations, et sont traversés de rapprochements stupéfiants, d'images de poissons et de cerfs, oniriques et hallucinées. Enfant des campagnes, la ruralité est un cadre récurrent de ses poèmes, où les champs de blés, les images de la terre, des sols humides, les berges des rivières, et l’amour comparé aux arbres en fleurs, surgissent avec une spontanéité joueuse. Virtuoses et souvent mélancoliques, ses poèmes touchent une veine sensible pour la population chinoise qui a si longtemps dépendu de l’agriculture pour assurer sa survie et saisissent la résonnance profonde entre l’homme et la nature. Hai Zi est également influencé par la culture européenne, et son œuvre est habitée par les figures de Homère, Van Gogh, Rimbaud, Baudelaire, Thoreau, Essénine ou Kafka… il est aussi lecteur de la Bible, qui donne une couleur mystique à nombre de ses poèmes. À la suite d’une profonde déception sentimentale, il réalise qu’il existe un fossé infranchissable entre les mondes ruraux et urbains, qui va au-delà des considérations géographiques. Sa poésie se fait plus poignante et désolée, plus intime, plus sombre. À la fois enfant retournant chez lui après avoir égaré sa joie dans la montagne et homme exilé dans la ville, loin de son village, il est accablé par la perte d’identité, la perte du foyer, la perte de l’amour, et semble ne plus appartenir à aucun de ses mondes, si ce n'est celui de ses poèmes si vivants, baignés d'errances et de lunaisons bouleversantes. Par-delà son suicide, lire les poèmes de Hai Zi nous rappelle paradoxalement les merveilles de l’existence, notre lien à la terre et nous emporte dans des paysages lointains et insoupçonnés, au fond de nous-mêmes, entre douceur et clarté.
Notice biographique, toujours sur le site de l’éditeur
De son vrai nom Cha Haisheng (littéralement « né de la mer »), Hai Zi est né en 1964 dans une famille modeste à Chawan, village de la province de l'Anhui. Il passe la plus grande partie de son enfance à aider sa famille aux travaux des champs, et entre à l’école de Droit de l’université de Beijing à seulement 15 ans. Durant ses années d’études, il se plonge dans la lecture, se passionne de littérature classique et de philosophie. Il rencontre Xi Chuan et Luo Yihe, tous deux également poètes, avec qui il se lie d’amitié et qui recueilleront ses manuscrits et publieront son œuvre après sa mort. En 1983, il est engagé par l’université de Droit et de Sciences politiques de Changping, où il enseigne la philosophie et la théorie artistique. Les années 1980 sont souvent considérées comme étant les plus riches dans la poésie chinoise contemporaine. Les « Poètes obscurs » qui ont surgi à la fin de la Révolution culturelle ont gagné une reconnaissance nationale au début de la décennie et influencent les débuts littéraires de Hai Zi, même si sa poésie empreinte d’un lyrisme romantique et tourmenté, puise aussi bien à la culture chinoise qu’à la culture occidentale, dont il a lu les grands textes, jusqu'à la Bible qui teinte de mysticisme nombre de ses poèmes. Il se met à écrire frénétiquement à la suite d’une rupture amoureuse en 1986, et le désespoir et le sentiment de solitude altèrent sa santé psychique. En janvier 1989, il commence à avoir des hallucinations auditives. Dans l’espoir de se rétablir, Hai Zi revient dans son village natal mais son état ne s’améliore pas. À la fin de l’hiver, il retourne à Changping, sans plus de succès. Le 26 mars 1989, âgé de 25 ans, il nettoie son appartement, regroupe ses manuscrits qu’il range dans un coffre en bois qu’il avait rapporté de son village, et il se dirige vers Shanhaiguan avec 4 livres dans la poche : la Bible, Walden, L’Expédition du Kon-Tiki et une édition des romans de Conrad. Là il se jette sous le train qui file en direction du Golfe de Bohai, vers l’Océan Pacifique. Son œuvre, constituée de deux-cent cinquante poèmes courts, quatre-cents pages de poèmes longs, de nouvelles et de pièces de théâtre, n’a pas cessé d’être réimprimée depuis sa mort, et à chaque anniversaire de sa disparition l’université de Beijing organise un festival de poésie à sa mémoire. Il est considéré comme l’un des plus grands poètes chinois depuis la fin de la Révolution culturelle, et aujourd’hui encore, de nombreuses personnes, majoritairement jeunes, viennent de toute la Chine pour se recueillir sur sa tombe dans le village perdu de Chawan.