(Note de lecture) Jacques Sicard, Photogramme arrêté, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé


Dans Photogramme arrêté, Jacques Sicard continue, comme depuis plusieurs recueils, de travailler la " pensée de l'œil ". Or, écrire à partir de John Cassavetes ou de Jérémy Liron, de Mikio Naruse ou de Franz Kafka, de Pharoah Sanders ou d'Alain Resnais, cela crée forcément des ruptures. Plus qu'une pensée linéaire, la réflexion progresse par arrêts successifs. Il s'agit de décrire " l'art " d'Ozu qui ferait de la " somnolence " la matière de ses films ; de différencier pas et danse dans The Band Wagon de Minelli ; de définir, avec Lacan, la " décharité " (le fait de " perdre chair ") du personnage joué par Daniel Auteuil dans Un cœur en hiver... Ces trois exemples désignent ce qui fait le nœud du livre : le rapport au corps, l'incarnation et ses troubles.
Car cela ne va pas de soi. Jacques Sicard cherche à cerner, dans l'image et les corps qui l'animent, un état intermédiaire et fragile de la matière du réel : " Il faut que la fiction mette le réel en état d'immunodéficience. Que n'importe quelle maladie puisse l'abattre et l'emporter. L'acteur est cette maladie. " Le corps de l'acteur est porteur d'un vacillement, parce que sa présence, sous les traits du personnage, est le signe d'une disparition consentie. Dans une scène de Quai des brumes de Carné, un " immense désarroi " contamine ainsi de proche en proche chaque acteur ou, et c'est la même chose, chaque personnage. Rien ne fait sens : " Carné enregistre une cabane pourrie et désocialisée, celle-ci se réfléchit dans la fière et sobre distance de son tenancier (Edouard Delmont), qui se réfléchit dans la rage ironique et solitaire du déserteur (Jean Gabin), qui se réfléchit dans le suicidant, le déjà mort (Robert Le Vigan), qui se réfléchit dans la toute fine, presque intouchable jeune femme (Michèle Morgan) qui attend ou n'attend plus, qui se réfléchit dans le désenchantement amusé des dialogues (Jacques Prévert) - et inversement ". Le désastre rôde, mais ne détruit pas. On devine les prémices de la mort qui se reflètent sur chaque corps. Chacun fait avec, à sa manière : ce souci ronge et, étrangement, réunit, fait tenir ensemble.
L'image elle-même ne peut exister que dans cette indistinction entre ce qui cède et ce qui résiste. C'est le cas dans Lola de Fassbinder, lors des fondus-enchaînés : " L'image de Fassbinder est plongée dans un bain où elle se dissout ; un instant après, elle émerge du même bain et se reconstitue, différemment. Le plus intéressant tient dans la seconde où il n'est que la translucidité du flou. Où l'image précédente a disparu et la suivante, pas encore apparue. Où je suis myope et obligé d'imaginer - donc ça reviendra forcément autre, mais pas encore. Je ne fais qu'un avec la transmutation fassbindérienne. ". Cet entre-deux est le propre du spectateur vis-à-vis de ce qu'il voit, envahi qu'il est par un doux état d'" ébriété critique ". Regardant Model shop de Demy, Jacques Sicard définit cette immersion dissipée dans l'image : " La somnolence vague vient, je pique du nez - reprends conscience en sursaut - plonge prunelle la première dans le flux lent des images ".
On peut donc comprendre le titre par le fait que la réflexion ne cible pas directement le mouvement des images. Elle s'intéresse plutôt à la cristallisation, au sein d'un photogramme, de l'intimité entre la trace et son effacement. Mais l'arrêt désigne aussi l'interruption du cours de la vie par la maladie : " La sagesse du philosophe ? Qu'il attrape le cancer et revienne nous parler du libre-arbitre ". Le cancer n'est pas le sujet du livre ; il s'insinue dans le regard et l'écriture. Il en est une des strates qui surgit brutalement dans le texte. La parole, maintenant, est irriguée à la fois par la vie et sa fin, par l'inquiétude et ce qui demeure au-delà, une certaine joie du regard : " J'ai le nez à même ce néant de l'existence - quand mon regard, lui, fixe le cadre magnétique, comme l'on se retourne sur la pièce que l'on quitte, s'attarde sur son plaisir imputrescible. "
Antoine Bertot

Jacques Sicard, Photogramme arrêté, Tarmac Éditions, 2022, 170 p., 16€
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Extraits :
" Arthur Rimbaud
Le syndrome paresthésique est une affection qui touche l'extrémité des membres, notamment la voûte plantaire et les orteils. Ils sont alors recouverts d'un coussinet de fourmillements qui atténuent la sensibilité du pied au sol et donc sa prise, son aplomb. Rimbaud souffrit-il de ce mal ? Le surnom d'Homme-aux-semelles-de-vent serait-il le lyrisme de ce cruel manque d'assiette physique ?
Certaines infirmités sont si profondes, au sens d'acuité douloureuse faible mais constante, obsessionnelle, qu'arrive le moment où l'on ne sait plus quoi faire de son corps. Impuissance qui fonde la haute écriture. Le qualificatif (haute) vient du fait que dans ce geste le symptôme se change en signe.
Chacune des Illuminations de Rimbaud ressemble par sa douceur à l'un des petits coussins qui ornent la patte du chat. Coussins emplis d'une formication de signes qui assurent une sorte d'équilibre sans structure. Le signe y est sans domiciliation fixe. Partout à la fois dans l'espace qu'il constitue, il dégage une plénitude d'oasis. En effet le fragment/coussinet/signe rimbaldien est un point d'eau fraîche où trempent des palmes - alentour le jaune pâle martelé, bosselé du désert. C'est une image simple, qui ne me correspond pas, mais je ne sais comment dire autrement le plaisir ressenti.
[...]
Philippe Garrel
Le Sel des larmes - Philippe Garrel. - Garrel est un homme plein d'inquiétude. Mais il a la chance, comme tout un chacun, d'avoir les yeux pleins de larmes. Ce sont les larmes dont pour en éviter la sécheresse l'œil est continuellement baigné par de successifs clins de paupière. Leur sel n'assèche ni ne brûle. Il est presque seul, Garrel, à en faire un usage balsamique. Le mode de sa vue est la pluie. La bruine fine, légère. Lorsqu'il regarde à travers le rideau lacrymal, les choses sont fragilisées, rendues à un état archaïque. Elles paraissent vulnérables, pauvres, sans que la pauvreté soit une marque infamante. Elles paraissent douces et simples, d'une insignifiance qui ne dévalorise jamais - l'insignifiance est la condition d'une moindre souffrance, toujours.
Parce que le travail de Philippe Garrel repose sur la lubrification et la salinité naturelles des yeux, sur l'emploi lénitif qu'il en fait, le monde qu'il enregistre puis restitue, en particulier celui de l'émoi amoureux, en dépit de ses mensonges et autres lâchetés, de son manque non de réciprocité mais d'unisson, laisse une impression de facilité : Ce n'est rien au fond que vivre, aimer. Quelle magnifique absence de conséquence, et le vif plaisir éprouvé - alors que nous avions si peur, tellement difficiles sont les lendemains - Garrel, c'est comme d'être enveloppé, maintenant dans une étoffe de flanelle. "
(p. 22-23 et 85-86)