" La femme serait vraiment l'égale de l'homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente. " (Françoise Giroud, "Le Monde" du 11 mars 1983).
On est encore loin de l'égalité entre l'homme et la femme si l'on en croit Françoise Giroud il y a près de quarante ans. Car à l'évidence, Élisabeth Borne, qui vient d'être nommée Première Ministre par le Président Emmanuel Macron ce lundi 16 mai 2022 quelques minutes après la démission de Jean Castex, est loin d'être incompétente, au contraire, elle est supercompétente.
Et c'est finalement peut-être cela qui gêne. Car la nomination d'Élisabeth Borne à Matignon révèle deux points importants, plus le troisième qui est la durée de cette nomination. Il aura fallu trois semaines pour choisir définitivement cette Première Ministre d'exception, la première pressentie avant de nombreuses autres (dont Valérie Rabault, Valérie Létard, Catherine Vautrin, Marisol Touraine, etc.), et finalement, le Président de la République en est revenu au premier choix.
La première caractéristique est que le nouveau Premier Ministre est une femme. Ce n'est pas la première fois, certes, car avant elle, il y a trente et un ans, Édith Cresson a été nommée à Matignon par François Mitterrand. Mais elle n'a pas été nommée au début d'un mandat présidentiel ; elle l'a été comme si c'était un coup politique du Sphinx, après "le plus jeune Premier Ministre apporté à la France" ( Laurent Fabius en 1984), voici "la première femme". Et son tempérament, sa voix aussi, ses idées parfois à l'emporte-pièce (les délocalisations des organismes d'État, en particulier de l'ENA à Strasbourg), qui n'étaient pas forcément injustifiées et même avant-gardistes, tout a concouru à faire de cette mission de courte durée (elle fut longtemps la plus brève personne à occuper le poste, avant Bernard Cazeneuve), un véritable calvaire gangrenée par la misogynie des éléphants du parti socialiste, en particulier du numéro deux du gouvernement, Pierre Bérégovoy, le Ministre de l'Économie et des Finances, qui considérait que Matignon aurait dû lui revenir.
Dans son discours de passation des pouvoirs, Élisabeth Borne a dédié sa nomination à " toutes les petites filles ", elle a dit merci à Jean Castex et surtout, elle a eu une petite pensée pour Édith Cresson qui l'a remerciée en retour et a salué le courage dont elle devra faire preuve. Heureusement, la société a bien changé. Et si Édith Cresson s'est réjouie de la nomination d'Élisabeth Borne, ce n'était pas spécifiquement pour son sexe, le fait d'être une femme, mais avant tout pour ses qualités, ses compétences, son expérience et son positionnement politique.
La société a beaucoup changé et parmi les attentes des Français sur le nouveau Premier Ministre, il y avait pour les trois quarts des sondés le fait qu'elle soit une femme. C'est souvent la dernière marche des escaliers du pouvoir qui manque aux femmes. Il y a par exemple la parité dans les conseils municipaux, mais il y a encore un énorme déséquilibre parmi les maires. On pourrait même espérer une future Présidente de l'Assemblée Nationale dans quelques semaines, si Richard Ferrand ne s'accrochait pas trop au perchoir (!).
La vraie preuve que la société politique a changé, c'est qu'en trente ans, tous les grands ministères ont déjà été occupés par une femme, tant les sociaux que les régaliens : Économie et Finance, Recherche, Industrie, Justice, Affaire étrangères, Intérieur, Défense (ou Armées), Éducation nationale, Santé, Culture, Affaires sociales, Travail, Agriculture, Affaires européennes, Budget, Fonction publique, Transports, Sports, Logement, Écologie, etc.
De même, la plupart des grands partis ont déjà été dirigés par une femme, en particulier le RPR ( Michèle Alliot-Marie), le PS ( Martine Aubry), le FN/RN ( Marine Le Pen), le PCF (Marie-George Buffet), etc. Enfin, à l'élection présidentielle, deux femmes ont déjà été présentes trois fois au second tour avec donc la possibilité d'être élues, Ségolène Royal en 2007 et Marine Le Pen en 2017 et en 2022. De plus, les deux (anciens) grands partis gouvernementaux depuis soixante ans ont présenté en 2022 une femme comme représentante, Valérie Pécresse pour LR/UDI et Anne Hidalgo pour le PS.
L'autre point qui se révèle par cette nomination est l'aspect politique et institutionnel. Élisabeth Borne coche toutes les cases (compétence, expérience, centre gauche, rigueur, ténacité, combativité, etc.), sauf une, certains diraient le charisme mais je ne pense pas que ce soit le cas (les critiques sur ce sujet contre Valérie Pécresse lors de son meeting du 13 février 2022 étaient, me semble-t-il, totalement injustifiées). Ce qui lui manque simplement, c'est d'être un poids lourd politique, et on peut peser politiquement sans forcément être très charismatique (c'est courant de nos jours).
Or, c'est étonnant de nommer celle qui devrait mener la majorité présidentielle dans la campagne des élections législatives, alors que toutes les investitures, à quelques exceptions près, ont déjà été attribuées en dehors d'elle. Cela ne s'improvise pas de peser politiquement. Emmanuel Macron semble vouloir préférer de hauts commis de l'État comme Jean Castex à de grands politiques comme Édouard Philippe. La distinction est ténue car la fonction crée l'organe : dans le passé, on a vu de grands commis de l'État devenir des politiques de premier plan. Georges Pompidou, Raymond Barre, Édouard Balladur en furent.
Il est donc faux de dire qu'il y a une dérive des institutions : De Gaulle a nommé Georges Pompidou totalement inconnu du grand public, de même que Valéry Giscard d'Estaing a nommé Raymond Barre, et tous se sont transformés en d'authentiques grands politiques. Même Jean-Pierre Raffarin, dont la notoriété était très faible, avait déjà résolu le problème peu avant sa nomination à Matignon en mai 2002 en répondant que le problème ne se poserait plus à sa nomination !
Mais il est vrai que la notoriété d'Élisabeth Borne est probablement très faible. À 61 ans, elle accède à un au-delà très rare, même pour les hommes. Polytechnicienne, ingénieure générale des ponts et chaussées, diplômée d'un MBA, elle a été membre du cabinet de Lionel Jospin à Matignon en 1997, directrice de la stratégie de la SNCF en 2002, directrice générale de l'urbanisme de la ville de Paris sous Bertrand Delanoë en 2008, préfète du Poitou-Charentes en 2013 puis directrice de cabinet de Ségolène Royal au Ministère de l'Écologie en 2014 avant de présider aux destinées de la RATP en 2015.
Elle était donc dircab de Ségolène Royal quand Alexis Kohler était dircab d'Emmanuel Macron à Bercy. Pas étonnant que l'actuel Secrétaire Général de l'Élysée a appuyé sa nomination, eux qui se connaissaient bien et interagissaient déjà au gouvernement.
De sensibilité socialiste, elle est avant tout macroniste depuis 2017 et son entrée au gouvernement à des postes stratégiques : Ministre chargée des Transports du 17 mai 2017 au 16 juillet 2019, puis Ministre de la Transition écologique et solidaire du 16 juillet 2019 au 6 juillet 2020, puis Ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Insertion du 6 juillet 2020 au 16 mai 2022. Même si ce n'est plus rare, cinq ans sans discontinuité au gouvernement reste une longévité remarquable. Elle a été préférée à des personnalités issues de la droite (Catherine Vautrin) ou de la gauche (Marisol Touraine, Audrey Azoulay, etc.). La tradition présidentielle est donc respectée, ce qui n'avait pas été le cas en 2017 quand Matignon a été confié à un responsable d'un parti opposant.
Parmi les réactions politiques, la plus négative et la plus humoristique (car c'est bien de l'humour), celle de Jean-Luc Mélenchon. Avant la nomination formelle, il a tweeté : " Grande tension avant la nomination de mon prédécesseur. Sera-t-elle de droite ou bien de droite ? Personne ne veut le job. C'est un CDD de mission d'intérim. ". L'humour, c'est bien sûr de croire qu'il sera nommé Premier Ministre lui-même en juin 2022 et d'appeler ainsi Élisabeth Borne son prédécesseur ! En revanche, le chef de FI et de la NUPES a la mémoire un peu courte car lorsqu'il était ministre de Lionel Jospin, Élisabeth Borne était l'un des collaborateurs du Premier Ministre et faisait donc partie de la gauche socialiste exactement comme lui.
Après la nomination, Jean-Luc Mélenchon s'est contenté, ridiculement, d'attaquer celle " parmi les figures les plus dures de la maltraitance sociale " : " Sa nomination commence dès les premiers instants par une tentative de tromperie, madame Borne serait une femme de gauche (...) [mais] nous ne lui accordons pas ce label ". Mais en quoi Monsieur Mélenchon est-il habilité à délivrer des brevets de gauche ? (à titre personnel, je précise que je m'en moque car je ne suis pas de gauche).
Et Jean Castex, va-t-on le regretter ? Pour l'heure, il est heureux de retrouver du temps libre : " Je vais retourner dans mes Pyrénées (...). Il faut que je repeigne mes volets et ma rambarde qui ont pris un coup pendant deux ans. ". Jean-Luc Mélenchon, deux jours auparavant, avait déjà pressenti le décalage dans "Le Monde" : " J'adore le numéro qu'il fait. Il se fait passer pour un plouc de province, alors que c'est un technocrate de haut vol. C'est comme ça qu'il roule tout le monde. ". Se trompe-t-il ? En tout cas, Élisabeth Borne semble à cet égard un peu plus transparente...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (16 mai 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Élisabeth Borne.
L'inlassable pèlerin européen Emmanuel Macron.
Discours du Président Emmanuel Macron le 9 mai 2022 au Parlement Européen à Strasbourg (vidéo et texte intégral).
Élysée 2022 (51) : le serment d'Emmanuel Macron.
Discours du Président Emmanuel Macron le 7 mai 2022 au Palais de l'Élysée à Paris (vidéo et texte intégral).
Élysée 2022 (50) : Macron II succède à Macron I.
Élysée 2022 (49) : vers une quatrième cohabitation ?
Élysée 2022 (48) : qui sera le prochain Premier Ministre d'Emmanuel Macron ?
Élysée 2022 (47) : la victoire historique d'Emmanuel Macron.
Emmanuel Macron réélu Président de la République le 24 avril 2022.
Discours du Président Macron le 24 avril 2022 au Champ-de-Mars à Paris (texte intégral et vidéo).
Interview d'Emmanuel Macron le 22 avril 2022 sur France Inter.
Résultats du second tour de l'élection présidentielle du 24 avril 2022 (Ministère de l'Intérieur).
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220516-elisabeth-borne.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/elysee-2022-52-elisabeth-borne-241587
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