La galerie B-Home accueille l’exposition Indigo, le cabinet des curiosités de Valérie John dans le cadre de la Biennale de Dakar. Dans ce premier entretien Valérie John évoque l’installation de l’exposition. Propos recueillis par Dominique Brebion.
Galerie Be Home
Dakar
Dominique Brebion :
Valérie John, après votre exposition Ecriture(s) luminaire(s)… au seuil d’une pratique artistique Trans/Locale à la Fondation Clément en fin 2021, vous inaugurez un nouvel événement dans quelques jours dans le cadre de la biennale de Dakar. Pouvez-vous nous préciser le titre de cette exposition et nous présenter la galerie qui l’accueille ?
Valérie John :
Le titre de l’exposition, c’est Indigo, le cabinet des curiosités. L’idée, c’est de basculer en indigo. Le mot Indigo fait le lien entre les deux espaces, Martinique et Sénégal, puisque pour moi, il évoque l’idée de la traversée, du voyage. Cette nuance Indigo, c’est ce qui me relie à la Martinique, à un espace précis en Martinique qui est la mer, plus précisément les hauts-fonds. Les pêcheurs de Martinique disent aller en indigo. Aller en Indigo, c’est pécher dans ces hauts-fonds, là où la couleur de la mer est la plus dense et la plus bleue, renvoie à cette couleur qui serait presque magique, qui serait cette couleur issue du premier voyage.
La galerie qui m’accueille, la B-Home Gallérie est une galerie créée il y a à peu près trois ans à Dakar par une jeune équipe, et surtout une très jeune femme sénégalaise. C’est une galerie qui se situe, et qui a déjà un parti pris important pour moi, dans une ancienne maison. C’est cela qui m’intéressait puisque mon idée de départ, c était de trouver un espace qui avait vécu, un espace qui serait déjà un espace chargé que je pourrais qualifier d’espace palimpseste. Cette maison a déjà eu plusieurs vies. C’était la maison d’un ancien ministre ; puis elle a été la maison d’un des chanteurs très populaires au Sénégal, Youssou N’Dour. Et maintenant, elle est devenue un espace de présentation d’œuvres, et plus particulièrement de design. Aujourd’hui, cette jeune femme souhaite ajouter une corde à son arc et instaurer dans cette galerie une galerie d’art. Elle m’a donc invitée à inaugurer cet espace de galerie d’œuvres d’art dans le cadre de la Biennale de Dakar, et plus précisément dans le cadre du Off de la biennale.
Cette galerie est d’abord formellement assez particulière sur le plan architectural parce que c’est une architecture moderne et l’espace d’exposition se trouve être un cube bleu. Et ce cube bleu est d’une nuance de ce fameux indigo. Donc déjà, de manière symbolique, je dirais que le lieu m’attendait puisque le cœur de mon dispositif va se trouver dans cet espace bleu qui se trouve posé sur le soubassement de cette galerie de design.
La galerie B-Home que j’ai découverte il y a peu, il fallait déjà me l’approprier, et véritablement ressentir le lieu, y déposer mon atelier dans un premier temps, dans un deuxième temps composer les équipes avec lesquelles je vais travailler. C’est la phase qui me semblait la plus importante puisque je voulais que ce travail soit un travail collaboratif dans le cadre de la biennale. Et puis, il fallait que je me réapproprie les gestes, les lieux du Sénégal qui vont me permettre de nourrir le premier travail, et en l’occurrence trouver déjà cet indigo, ce pigment indigo. Et pour ce faire, retourner dans les marchés et dans les espaces où l’on peut trouver la teinture pour accéder à cet indigo. Il me semblait important de poser le territoire de l’œuvre et de trouver la bonne nuance comme une bonne note de musique. Quel bleu allait territorialiser l’espace et me permettre de concevoir cette espèce de déplacement entre la Martinique et Dakar ? Et surtout le déplacement de cette première exposition qui a eu lieu à la Fondation Clément mais qui ne sera pas du tout la même… je pense que les objets vont être totalement réenchantés, déplacés, recomposés pour être en totale harmonie avec l’espace, avec ce nouvel espace.
DB : Alors justement, pouvons-nous nous arrêter un moment avant de continuer à parler de Dakar sur le titre de l’exposition de la Fondation Clément, Ecriture(s) liminaire(s), au seuil d’une pratique artistique trans/locale ? Qu’entendez-vous par pratique trans/locale ?
VJ: Il est vrai que souvent nous convoquons de manière très problématique la question du local. Le local, ce n’est pas l’exotisme, ni le folklore, ni une pensée doudouiste… Cette écriture, cet espace local adossé au mot trans, dans une expression que je compose, me permet d’être dans cet entre-deux. Je suis bien d’un espace historique, d’un espace géographique, mais cet espace-là qui me fonde n’a pu exister qu’au regard de cette notion qui me semble importante : la notion de transhumance, de translation. Cette notion convoque une idée forte dans mon travail qui est celle du voyage et du déplacement.
Je pense que ce n’est qu’aujourd’hui que le travail se confirme dans son process, dans les gestes qui rentrent en jeu dans l’espace de l’atelier, et qui fondent aussi les concepts qui vont traverser le travail que je tente de mettre en place.
Donc, la phrase est à lire au regard de ce qui la précède, Écriture(s) liminaire(s), c’est-à-dire des écritures lointaines, des écritures qui viendraient presque d’un espace archaïque, d’un espace lointain, et qui vont rentrer dans mon travail pour ensuite, au contact de tout ce qui fonde les concepts et les actions qui se mettent en œuvre dans ce travail-là, vont permettre de faire de manière permanente ces pas de côté, ces déplacements, ces translations… et c’est là que la composition de ce terme trans/local me semble important parce qu’il me met toujours en posture d’ouverture. Et c’est ça qui me semble intéressant. C’est-à-dire que le local, ce qui me fonde, est toujours dépaysé, pour reprendre un autre mot, qui est important dans ce travail-là. C’est-à-dire que les deux pays ou paysages historiques qui sont à l’origine du travail vont être pour moi en permanence déstructurés, déconstruits pour passer au filtre de cet atelier dans lequel j’instaure une espèce de rituel qui me permet de lâcher prise parce que je ne suis plus dans la pensée du geste. Le fait de maîtriser aujourd’hui le tissage, le geste lié à la fabrication de cette espèce de support – objet palimpseste me permet de m’inscrire dans cet écart permanent de la démesure, du pas de côté, de la redécouverte des différentes facettes qui constituent ma propre identité et l’identité de ce travail.
Photo Aminu Abubakar, AfpDB : Et en même temps, j’allais vous demander si revenir à Dakar, ce n’était pas effectivement redécouvrir un lieu où vous avez vécu et où votre démarche a peut-être, d’une certaine façon, émergé ?
VJ: Oui, c’est vrai que revenir à Dakar, non pas de manière familiale, mais en tant que plasticienne, permet une remontée aux sources, à la source… dans un temps premier, un temps lointain… (rires)… J’avais à peine dix-neuf ans à l’époque. Et ce premier voyage au Sénégal, pour explorer cet objet, le pagne, qui va vraiment architecturer et imposer la structure même de mon espace de création, c’est Dakar, c’est le Sénégal, c’est l’Université des Mutants… et donc, découvrir cet objet en même temps que je découvre un pays de ce grand continent qu’est l’Afrique, avec une culture particulière, découvrir à l’intérieur de cet espace-là différents peuples, différentes ethnies en même temps, je découvre que le mot Afrique ne désigne pas une entité, mais une pluralité riche. Je sais que quand j’arrive là et que je veux m’adosser à cette pluralité, je vais vaille que vaille m’accrocher à cet objet, le pagne, parce que sinon je vais me perdre. Découvrir l’Afrique au travers de cet objet va me permettre dans un premier temps de me positionner dans un territoire, dans une histoire, dans une symbolique, dans un territoire sémantique… et c’est pour ça que le mot trans/local est important aujourd’hui, c’est comme un nouveau terme dans mon espace de réflexion sur mon travail. Parce que si je m’adosse et que je m’accroche à cet objet, à toute l’histoire qui est liée, ça va m’ouvrir un espace, ça va me poser, ça va constituer un territoire. Mais ça va me permettre aussi, plus je découvre cet espace, de savoir qu’il y a eu déjà une très grande différence entre les premiers Africains déportés, esclavagisés qui ont échoué sur notre île, la Martinique et les martiniquais d’aujourd’hui. Nous avons constitué un peuple et je fais partie de ce peuple-là.
Et si ce n’était pas évident quand j’ai quitté la Martinique à dix-sept ans, quand j’arrive au Sénégal la première fois à dix- neuf ans simplement pour faire des recherches universitaires, je sais au bout de huit mois que je suis différente. C’est vraiment après y avoir vécu un certain temps que je sais, que je peux dire « je suis martiniquaise ». À ce moment va commencer pour moi une reconquête de ce paysage martiniquais, paysage au sens symbolique du terme, de cette appartenance à un milieu, de cette appartenance à un lieu, et qu’il me faudra aussi reconquérir les termes de ce paysage-là qui est à la fois un paysage mental, mais aussi le paysage de la créatrice, le paysage de celle qui veut construire une pratique.
Je dirais que je me suis vraiment sentie à ma place quand j’ai par inadvertance retrouvé ce mot indigo. Donc, il me semblait important que, pour ce retour à Dakar en tant que Valérie John plasticienne, le mot indigo soit le mot-clé de ce voyage-là, soit le mot qui déclenche ce voyage-là et qui déclenche ce travail qui va s’installer et s’instaurer à Dakar.
DB : La couleur indigo domine effectivement dans votre exposition. Vous l’avez dit, c’est une couleur qui est présente depuis toujours dans votre travail. Qu’est-ce qu’elle représente ?
VJ: Je dirai que c’est la couleur de mon territoire. C’est-à-dire que l’indigo est un mot assez paradoxal parce que quand on a dit indigo on n’a encore rien dit. Je dirais que l’indigo à lui tout seul est un continent, un continent de nuances, un continent de surprises, un espace chargé pour moi, et que je charge pour moi de ma propre histoire. C’est le mot qui m’a pansée … le mot qui m’a pansé comme Valérie John pas encore plasticienne mais Valérie John individu, vivant à la Martinique… c’est comme si je m’étais baignée dans cette couleur-là pour remonter à la surface et me construire.
Une cuve à indigoQuand j’ai trouvé cette nuance, quand j’ai découvert tout ce qui était de l’ordre de l’indicible dans cette couleur indigo, dans sa fabrication, dans la découverte du puits d’indigo, dans cette plongée dans ce trou noir, j’ai compris que je découvrais tout un monde… Quand on va voir pour la première fois un puits d’indigo on se demande comment on fabrique cette nuance-là ? On a l’impression qu’il y a des millions et des millions d’années que le puits existe là et que c’est une matière vivante. Et pour moi, c’était tomber dans l’inconnu, et j’avais vraiment envie de comprendre et d’en faire une signature qui me permettait de me reconnaître moi-même et de me reconnaître au monde, mais autour de la nuance il y a tout le trajet… comment expliquer ça… tout le trajet des couches et des couches de temps qu’il a fallu pour faire surgir et pour maintenir l’indigo parce que l’indigo, ça se « cultive ».
Certaines personnes vous diront que l’indigo est une matière qui vous parle. Ceux qui sont les gardiens de ces puits vous disent que c’est un matériau qui a des besoins et qu’il faut en être à l’écoute sinon on peut perdre le puits d’indigo. Quand on arrive face au puits d’indigo, on est déjà face à une odeur. Dans les villages des teinturières, vous êtes face à de vrais puits dans la terre…ça mousse et il y a cette odeur faisandée presque, comme une odeur de pourriture. On comprend tout seul toute cette symbolique et cette métaphore de la vie… c’est-à-dire que ce puits à indigo il faut l’accompagner et il faut à un moment donné passer ce témoin à quelqu’un d’autre qui va continuer à le maintenir en vie. Ce sont des puits qui s’alimentent de génération en génération, et il y a des familles qui sont gardiennes de ces puits d’indigo.
Ce puits d’indigo, c’est une matière effectivement vivante et c’est une matière qu’il faut surveiller comme le lait sur le feu, en permanence. Même si l’on fabrique de manière contemporaine ce puit à indigo, c’est-à-dire dans un espace clos, ça peut être une bassine, ça peut être un fût, si on n’active pas cet indigo, c’est-à-dire qu’on ne le ré-oxygène pas en permanence, il dépérit. Et c’est un espace de fascination quand je le découvre.
Donc, j’ai habité cet espace indigo et je l’ai instauré dans mon travail comme vraiment la chose qui va être comme une signature, mais pas simplement une signature… la chose qui va essayer de cautériser toutes les blessures historiques. C’est-à-dire que quand je passe les choses en indigo, quand je les macule d’indigo, c’est comme si je cicatrisais les choses, comme si je colmatais les brèches. Pour moi, même si je ne peux pas me baigner dans ce bain d’indigo, quand je travaille, le moment où je vais inscrire l’indigo dans l’œuvre est très important, quelle que soit la nuance d’indigo parce que l’indigo est à la fois composé de nuances très très claires, presque diaphanes où on n’a même pas l’impression que le bleu est à l’œuvre jusqu’à cet autre bleu qui serait presque une impression de noir… et c’est ça qui est fascinant parce qu’on va de manière volontaire ou involontaire s’inscrire dans ce trajet-là du noir aussi. C’est-à-dire qu’au départ on part de quelque chose qui serait du vert… parce que quand on pose l’indigo dans l’œuvre, on est dans du vert… et puis quand on a posé cette nuance sur le support ou qu’on a trempé le support dans le liquide, de cette espèce de magma vert noirâtre surgit l’indigo en fin de séchage.
C’est un peu magique, inattendu. Et là encore, on est aussi dans cette notion de trans , au sens où je suis dans l’attente, je suis obligée de me laisser surprendre par la manière dont l’indigo s’instaure … oui, s’instaure. Et en même temps, il est toujours présent même quand on n’a pas l’impression qu’il est là c’est-à-dire qu’il soit installé à petites doses dans la mélasse ou à très grandes doses dans le mélange, c’est lui qui va coudre ensemble tous les éléments.
DB : Comme toujours, vos œuvres sont en perpétuelle évolution, reconfiguration avec un titre générique, non pas un titre précis et sans dates exactes de création comme il en figure généralement sur les cartels. Certaines des œuvres exposées à la Fondation Clément seront montrées à Dakar mais complètement transformées.
VJ: Tout à fait. Un autre élément important dans ce travail, c’est le temps. Et je m’inscris presque dans le temps de l’indigo. C’est-à-dire que je considère que je fabrique depuis plus de vingt ans maintenant, de 1998 à maintenant, une seule pièce qui effectivement sera sans cesse modifiée, reconfigurée. Je peux en effet à n’importe quel moment déplacer les éléments de cette œuvre, de cette espèce de monstruosité que je fabrique. Je vais à chaque fois que je me déplace en prendre des éléments qui vont se métamorphoser au contact du lieu qui va les recevoir. Et pour moi les pièces, tant qu’elles ne sont pas de manière définitive chez des collectionneurs, je m’octroie le droit de continuer à rajouter des couches à cet objet palimpseste puisqu’il ne faut pas oublier que je travaille sur la question de la mémoire et que le propre du palimpseste est la superposition de couches aux couches précédentes. Pour moi, chaque fois que je conçois un objet, il vient enrichir et amener la dernière couche à cet hyper palimpseste. Donc, si on considère que les limites de ce palimpseste sont les limites des murs du lieu qui me reçoit, le lieu va m’imposer de réinventer les dispositifs mêmes des installations.
DB : Vous rajoutez de nouveaux éléments comme les cravates dans l’installation de chemises accumulées…
VJ: Déjà il faut imaginer le trajet de la construction de cette pièce-là. Je n’ai pas souhaité ramener les chemises de Martinique à Dakar. C’est l’un des rares éléments que je n’ai pas ramené de manière volontaire parce que c’est l’une des rares pièces qui fait vraiment agir l’humain, la symbolique physique de l’humain. Il a fallu que j’aille au marché Colobane chiner ces chemises qui sont des chemises -résidus du monde occidental qui renvoie par ballots des vêtements usagés au Sénégal. Collecter ces objets, c’est me réapproprier le territoire sénégalais.
Un nuage de voix fait ton bruit d’ouvrage
12/01/2012…17/08/2021
Exposition Ecritures liminaires, au seuil d’une pratique trans/Locale. Fondation Clément 2021
En Martinique c’est une projection, un mapping sur des chemises blanches neuves qui animait l’œuvre. Au Sénégal, je vais utiliser des chemises qui ont déjà été portées par des américains, des canadiens, des italiens, vouées à être rachetées et portées par des sénégalais. Elles m’indiquent déjà que je suis au Sénégal. Ce ne sont pas des chemises neuves… elles sont marquées par un passé et je vais leur proposer un nouveau trajet. Quand j’ai commencé à coudre ensemble ces chemises-là avant de les passer au bain indigo, j’ai retrouvé une odeur particulière. Quand on vient d’ailleurs et qu’on arrive à Dakar, on perçoit cette odeur. Et le marché Colobane est un marché qui grouille de monde. Aller au marché Colobane, c’est vraiment faire une plongée dans le Sénégal populaire si on veut.
Et donc, je prends ces chemises, je les installe dans l’espace de la galerie, je les couds ensemble, ensuite je les attache, les décape et les plonge dans un bain d’indigo. Je suis allée faire ce bain indigo à Yoff face à la mer car je voulais tremper les chemises dans l’eau de mer pour que ça se stabilise après avoir acheté les pigments au marché Tilène. Je vais fabriquer cette nuance et faire ce qu’on appelle un tie and dye.
Galerie Be Home
Indigo, le cabinet des curiosités
Biennale de Dakar mai-Juin 2022
J’ai pensé aux hommes qui portent ces chemises. … ces personnes jouent un rôle et la cravate a alors la même fonction que le masque dans la culture africaine. Tu mets le masque pour la cérémonie et ensuite, tu le désactives quand tu ne l’utilises plus. Ces chemises et ces cravates participent à un rituel qui fait de ces hommes sénégalais des « êtres contemporains ». Ces cravates-là, je vais ensuite les surcharger de djaldjali , des perles que les femmes portent. Donc il y a tout un nouveau processus qui se met en place dans ce travail-là et qui n’a pu se faire que parce que j’étais là au Sénégal, et parce que ces matériaux-là ne pouvaient être à l’œuvre que dans cet espace-là, qu’à ce moment-là. Et ils vont venir s’entrechoquer avec ce qu’il y a de plus archaïque l’indigo. L’indigo c’est l’intemporel, c’est l’histoire et à côté il y a tout ce qui fait l’appartenance du Sénégal au monde actuel Il y a comme ça une espèce d’alchimie qui se met en œuvre. L’Africain sait qu’il est africain, il est adossé à toute son histoire, mais il n’est pas fermé au monde. Cette pièce-là, est dans cet entre-deux, entre histoire et espace du monde contemporain. On est vraiment dans le monde trans/local. Et ce n’est pas terminé puisqu’à l’intérieur de cette installation il y a deux objets vraiment entachés d’histoire qu’il faut découvrir. Dans la version martiniquaise de cette pièce, il y avait sur le sol une accumulation de tapis que j’avais fait fabriquer à Dakar. J’aurais pu le faire de manière très simple et reprendre tous les contours de l’installation de Martinique et décider de poser les tapis, mais la pièce, pour moi, n’avait plus besoin de cela. J’ai maculé le sol d’indigo, de plusieurs nuances d’indigo, et ensuite gravé de manière énergique dans cet indigo encore humide pour tatouer, signer ce sol de calligraphies qui vont arriver dans l’urgence et que je vais accepter. Et donc je vais écrire comme une prière, presque comme une litanie, comme un derviche tourneur.
Et il y a aussi la conquête du recto et du verso. A l’ouverture de l’exposition, le regardeur va devenir lui aussi acteur de cette installation-là, parce qu’il va être invité par le biais d’un grand miroir à se photographier dans la pièce et à renvoyer ces selfies sur le site de la galerie et mon compte Instagram. Il y aura un travail d’interaction avec des performeurs d’une part et d’autre part avec le public. En effet, j’ai invité Nathalie Vairac, une comédienne d’origine indienne et guadeloupéenne, installée depuis longtemps en Afrique et renommée pour ses improvisations ainsi que le musicien Ibaaku pour une création au cœur de l’exposition.
DB : Pourquoi avoir pris ce parti pris d’interaction du public avec les œuvres ?
VJ : Pour conserver la notion de trajet. Je ne voulais pas proposer un objet hermétique, figé. Je voulais que cet objet fonctionne comme un laboratoire d’émotions, d’expérience et puisse continuer sa mise en œuvre au-delà de moi. C’est-à-dire que je vais accepter que chacun puisse ajouter une couche au palimpseste proposé. Et ça, ça me semble important dans l’idée de ce fameux cabinet des curiosités.
Chaque visiteur, pour moi, est un palimpseste en mouvement. Nous sommes tous des palimpsestes, avec une histoire, une mémoire … accepter que ces gouttes d’histoire, c’est encore rajouter à l’hétéroclite, à l’hétérogénéité, à l’idée d’altérité. C’est comme la métaphore du puits d’indigo qui se nourrit de manière empirique de tout ce que l’humain va lui amener pour qu’il puisse maintenir la survivance de cette matière
Donc il me semblait opportun d’ajouter l’humain comme matériau important. L’humain avec tout ce qu’il apporte, l’humain avec toutes ses traces, l’humain avec toute sa densité. Et je pense que c’est à ce moment-là que le titre de ce laboratoire, de cet atelier prend toute sa vie et tout son sens. Cela m’oblige à accepter l’inattendu, à accepter l’autre et prendre ce petit morceau d’histoire des autres aussi pour constituer cet objet final.
DB : Ces derniers mois ont été pour vous particulièrement intenses avec ces deux expositions, fin 2021 à la Fondation Clément, aujourd’hui à la Biennale de Dakar. Il y a eu aussi votre nomination pour le prix AWARE et tout cela se prolonge dans de nombreux projets
VJ :En 2023, l’exposition de Dakar devrait revenir en sous la forme d’une résidence de création avec les deux performeurs invités à intervenir dans l’exposition de Dakar. Je veux aller sur les dernières traces d’indigo qui se trouvent en Martinique. Au-delà du pigment, au-delà de cette pâte indigo avec laquelle je travaille, j’ai envie de faire revivre cette plante sur mon territoire avec un botaniste. Je voudrais créer une plantothèque personnelle, une espèce de palimpseste vivant. Dans un deuxième temps, je veux de travailler de concert avec des tisserands et de me réapproprier ces gestes-là. Donner plus de place à la notion de laboratoire et redevenir l’artiste presque « artisan », revenir aux gestes de l’artisan.
DB : Très bien Valérie. Merci beaucoup.
14 mai 2022