Une âme saisissable, c’est ce qu’il voulut toujours être – en même temps qu’un formidable devineur de l’âme d’autrui. Solidaire autant que solitaire. « Le dialogue est l’expression suprême des grandes solitudes », écrit-il. C’est pourquoi il rejeta les dichotomies qui bornent l’esprit par excès de systématisation et l’empêchent d’étendre son royaume : Dieu et l’homme, spirituel et matériel, universel et particulier, folie et sagesse, masculin et féminin, concret et abstrait… Il embrasse toute réalité – y compris celle de l’irréel – depuis un œil unique et central. En cela, « il fut et demeure un maître de vie », comme le souligne Jacques Goorma en ouverture d’un recueil réunissant plus de 400 aphorismes qui reconstituent, pensée après pensée, la personnalité de cet homme-puzzle au rayonnement toujours vivace.
« La folie de l’homme c’est de diviser, de décomposer. Ce qui équivaut à détruire. » Diviser s’oppose à diviniser. « Le poète continue Dieu et la poésie n’est que le renouveau archaïque de la pensée divine. » Ce continuum définit spécifiquement la poésie rouxienne : une poésie (poème de poème, faudrait-il dire) que son tropisme pousse à croître et s’amplifier sans cesse – à s’océaniser. Elle ne s’épanouit qu’aux avant-postes, réceptive à ce qui survient, attentive à ce qui va jaillir, qu’elle met toute son énergie à prophétiser. « L’art véritable est anticipateur », déclare-t-il, affirmant même que « le poète, dans son acceptation la plus entière, n’a pas encore existé ». Aussi invente-t-il un verbe : avenirer. « En vérité, je me sens le contemporain de gens à venir, c’est à eux que je parle, c’est pour eux que je pense. Ils ne sont pas encore vivants, je ne suis pas encore mort. Eux et moi sommes à naître. Ils me mettront au monde et je leur servirai de père. »
Cependant, il arrive qu’une telle clairvoyance puisse sidérer le lecteur : le sens paraît alors échapper à Saint-Pol-Roux – et nous échapper par contrecoup. C’est qu’il ne craint pas de se contredire, n’étant par définition jamais en conflit avec lui-même, emporté dans un processus d’individuation et de déchiffrement qui signe une vie et scelle une destinée. Parfois, on est presque « hors-sens ». Peu importe : l’essentiel avec Saint-Pol-Roux, on l’aura compris, est de ne jamais conclure.
Didier Dantal
Ainsi parlait Saint-Pol-Roux, dits et maximes de vie choisis et présentés par Jacques Goorma, Arfuyen, 2022, 176 p., 14 €
Extraits (choix de la rédaction)
2. Notre original s’étaye de l’originel.
12. L’univers est une catastrophe tranquille, le poète démêle, cherche ce qui respire sous les décombres et le ramène à la surface de la vie.
45. Qui ne s’affirme explorateur de l’Absolu, s’alanguit parmi les momies, n’agite que des marionnettes surannées.
50. La vie est un agrégat de vie, famille compacte et une en sa mosaïcité, et c’est dans ce que l’on suppose le vide que se tiennent les assises de la destinée, cette infiniment petite Infiniment grande.
65. L’homme ordinaire n’est qu’une inertie. Le véritable mouvement est celui des idées éparses dont la passagère alliance en les esprits engendre la pensée. l’action intérieure, voici l’action première, unique ; le reste n’est qu’agitation superficielle ou action seconde en ce sens qu’il n’est que la projection grossière d’une conception.
82. L’art véritable est anticipateur.
91. Le poète est radioactif.
99. La retraite la meilleure est en soi-même.
107. Le génie c’est la bonté.
111. L’imagination c’est l’étincelle entre l’homme et cette perfection attingible de l’homme que l’on nomme Dieu. L’imagination c’est la folle, oui, mais une folle qui nous amène à la sagesse.
127. A parler cru, je ne m’em... jamais seul. Dieu non plus. Nous sommes au moins deux.
146. La trouvaille gît dans la matière, l’invention dans l’infini.
221. La mémoire est un autre berceau.