(Note de lecture) Frédérique Guétat-Liviani, Il ne faudra plus attendre un train, par Jacqueline Merville

Par Florence Trocmé


Frédérique Guétat-Liviani écrit, dessine, performe, expose et édite des poètes aux Éditions Fidel Anthelme X qu’elle a créés en 1995. Elle a fait les Beaux-Arts à Avignon et des Études Hébraïques de 1992 à 98. Elle vit à Marseille.
Elle vient de publier « il ne faudra plus attendre un train » aux Éditions Lanskine.
Chacun de ses livres est conçu comme une installation. Qu’est-ce que ça veut dire ? Voilà comme je vois cela, mais c’est sans doute restrictif, parcellaire. Les blancs plus ou moins longs qui sont installés sur les pages de ses livres construisent une géométrie, plus même : un territoire. Des blancs qui effacent peut-être quelque chose. Mais quoi ? Ou bien ces blancs signifient l’existence de l’imprononçable, de ce qui serait sans pourtant exister dans la langue, comme un espace métaphysique, une ponctuation du souffle des chercheurs et chercheuses du Dévoilement ? En tout cas, ça fait que les mots sont dans une manière de vertige suspendu. Un équilibre flottant, pas rassurant, et la voix ou le regard qui lit, ressent cette autre respiration qui donne aura énigmatique au poème. Une voix du dedans est là, matériellement, en particulier dans ce livre-ci qui me semble le texte le plus intime de son œuvre. Il suffit d’ailleurs de lire la citation de Nathanaël qui ouvre ce livre : je pense parfois que je ne fais pas suffisamment attention à mon chagrin. Que j’ai trahi quelque chose d’essentiel – de lui et de moi.
Autre repère pour cette installation répondant aussi à la question « Où est le poème ? » que l’autrice pose souvent. Ce livre est fait de trois parties :
si c’était le cas 
(passe) 
il ne faudra plus attendre un train
(passe) est, lui, sans la scansion des blancs sur la page. Ce sont de brèves narrations écrites sans ponctuation en lettres minuscules comme tout le livre.
(passe) s’inscrit donc entre la partie du livre où sa mère est encore vivante, pas à l’ Ehpad, mais avec sa fille dans un appartement évoqué par maints détails, et où viennent nombre de personnes nommées par des initiales. (passe) est suivi de la partie qui donne son titre au livre. Ce sont 26 jours et nuits, où dans cet appartement la mère se meurt, son corps sera emporté dans le carré des indigents. Le deuil des pauvres. Une sépulture est trop coûteuse. La mère aura tout de même son tombeau, son lieu, c’est ce livre.
Il fait attention au chagrin ce livre-là. Ça dit aussi le pouvoir du livre.
Des images, ce livre est très visuel, font écho à la tragédie grecque. Et puis mère et fille parlent une langue et des gestes qui n’appartiennent qu’à elles. Une complicité, pas de plainte, pas de pathos. Le chagrin n’est pas de sanglots, mais du côté d’une fierté, ma, une femme libre, qui n’a rien lâché même dans la maladie, même au seuil de la mort.
Les faits, juste les faits, quelques réminiscences, pas de lyrisme, pas de commentaire. Des faits ordinaires, domestiques, des animaux sont présents. Une poule en particulier est dans l’appartement. On continue à vivre, à manger, à lire, près de la mère qui se meurt. Et ça frappe fort. On pense à l’œuvre de Reznikoff. Aucune fioriture, des relevés de faits, de paroles. Plus on avance dans le livre, plus une incandescence monte, il convoque la présence de la multitude des disparus privés de toute trace, la majorité de l’espèce humaine. Au carré des indigents, appelé maintenant par l’administration la terre commune, il y a juste des trous pour y laisser les mortes et les morts dépourvus d’argent, et pas pour longtemps, ensuite c’est l’ossuaire. L’image des charniers rôde. Là, un charnier qui n’inquiète personne.
Ce n’est pas un livre de deuil ordinaire, qui dit la douleur de l’absence, rien de commun avec le livre de Roland Barthes « journal de deuil ». La Mam. de Barthes n’est pas la ma de Frédérique Guétat-Liviani. Il s’agit d’un autre amour. Ce texte est tendu d’une colère froide, politique, entrelacée avec les paroles d’une mère cisaillant le conforme, le correctement familial. Les traits d’humour de la mère sont rapportés comme des coups de lumière sur ce qui va inévitablement arriver, ce trou dans la terre creusée par une pelleteuse pour les démunis au fin fond d’un cimetière. Ce livre ne sauve pas que la mémoire d’une présence, une femme puissante, rebelle, nous parle avant de mourir. C’est politique la vie, et la venue de la mort aussi si on se veut libre. Ce livre serre le cœur, fort, il va m’habiter longtemps comme un regard nu qu’on ne voulait pas voir, là, tout près.
 
Jacqueline Merville

Frédérique Guétat-Liviani, Il ne faudra plus attendre un train, Editions Lanskine, avril 2022, 80 p., 14€