De la folie comme habitation
Un livre en enserre ici un autre. D’une part long prologue, d’autre part long épilogue, qui forment un petit essai. Et entre, une chronique des années que Hölderlin a passé chez le menuisier Zimmer, à Tübingen, de 1806 à sa mort. Une vie parfaitement coupée : trente six ans au monde (1770-1806), trente six ans hors du monde (1806-1843). Cette chronique est elle-même en deux parties, sur la page de gauche, un résumé de l’Histoire et de la vie intellectuelle, à droite, les années après années vécues par Hölderlin selon les témoignages, les lettres et les poèmes de Hölderlin, dit « de la folie ».
Agamben s’attache à lire ces écrits ainsi qu’à relater le comportement infiniment ironique de Hölderlin vis-à-vis de ses visiteurs et plus encore vis-à-vis de sa mère, laquelle l’a poussé aux soins psychiatriques très inappropriés dans la sinistre clinique du Dr Autenrieth avant de l’abandonner, sans jamais venir le voir, jamais, dans la famille du menuisier Zimmer. Heureusement cet homme plein de bonté qui n’avait pas lu tous les livres comprenait très bien son poète. Celui-ci, au contact de cette famille aimante, passe des années aussi heureuses et aussi protégées que possible.
Ce qui s’est passé, on ne le saura jamais tout à fait.
Est-ce le départ de chez Suzette Gontard, sa Diotima, puis plus tard la mort de celle-ci ? Est-ce ce voyage en France, à pied, où notamment en Auvergne, où les dieux l‘ont « frappé » ?
Toujours est-il que Hölderlin rentre en Allemagne en 1806 en piteux état, et qu’il fut vite catalogué fou.
La thèse d’Agamben est que cette folie fut d’une certaine façon simulée. Que cette vie après 1806 fut profondément « habitante », c’est-à-dire allant au plus près du « propre », ce propre étant profondément lié non seulement à la Grèce via l’Allemagne (c’était aussi la thèse de Lacoue-Labarthe dont curieusement Agamben ne parle pas) mais surtout au langage même. « … ce que nous avons appris en propre doit être appris au même titre que ce qui nous est étranger », cite Agamben. Il nous faut nous l’approprier.
Tous ses visiteurs sont troublés : Hölderlin a l’air fou, cependant ils ont des doutes, il ne l’est peut-être pas, disant des choses fort sensées. C’est alors moins, sur le plan personnel (même s’il s’agit aussi de cela) le rejet de Hölderlin par la société et la famille que celui de la société et de la famille par Hölderlin qui choisit une autre structure d’ « habitation ».
Agamben fait la très juste comparaison avec Robert Walser, lui aussi entré contre son gré à la clinique psychiatrique d’Herisau, et dont le comportement modèle, exagérément modeste et soumis (le « commis »…) rappelle en effet beaucoup la politesse extrêmement moqueuse observée par Hölderlin, demandant à ses visiteurs qui lui réclament un poème : « Sur quoi voulez vous que j’écrive ? Le printemps ? L’Hiver ? L’esprit du temps ? » et derechef d’écrire quelques vers parfaits, signant ces poèmes de noms (comme Scardanelli pour ne citer que le plus célèbre d’entre eux) dont la signification nous reste énigmatique malgré diverses interprétations, ou écrivant à sa mère « puisque vous me demandez quelle doit être ma conduite à votre égard, je vous répondrai que je tente de rester constamment en bons termes avec vous » ou plus tard « Contentez-vous de ces quelques mots, votre fils très obéissant Hölderlin. »
Agamben explique : « le problème n’est pas de savoir si Hölderlin était fou ou non. Pas plus que de savoir s’il croyait être ou non être fou. L’essentiel est au fond qu’il ait voulu l’être, ou plutôt que la folie lui soit apparue à un certain moment comme une nécessité, comme quelque chose à laquelle il ne pouvait se soustraire sans lâcheté. »
Mais en même temps peu importe : « sa conception de la folie n’avait rien à voir avec ce que nous entendons par maladie mentale. C’était plutôt quelque chose qu’on pouvait ou qu’on devait habiter … »
Une position personnelle, sociale, éthique et poétique extrêmement solitaire. Il ne ressemble plus à rien ni à personne, sa poésie ne ressemble à aucune autre. Elle emploie une syntaxe qui semble folle alors qu’elle est au plus près du propre du langage. Pour approcher ce propre, il pratique la mimesis, l’imitation (ce que cherche le théâtre… ), au plus près de « l’articulation syntaxique du grec », la mère des langues. Ce qu’on ne peut traduire, la traductibilité qu’il faut s’essayer de traduire, selon Benjamin. C’est ce que Hölderlin s’efforce de penser : « la césure spéculative » chère à Lacoue-Labarthe dans ce texte éponyme majeur. C’est à peu près impossible, sans, en effet, à prendre risque d’exposer à une sorte d’implosion, à la folie. Ce n’est plus la voix philosophique des jeunes années de Hölderlin en compagnie de Hegel et de Schelling assistant aux cours de Fichte… La césure est là aussi, qui troue la philosophie, incapable de penser cela. C’est le balbutiement, le fameux Pallaksch (repris par Celan bien plus tard, Celan lui aussi coupé jusqu’au sui cedere, ce couper de soi, le suicide) dont un jeune visiteur de Hölderlin pense qu’il signifie oui. Ce n’est pas rien, ce oui béant.
L’autre aspect est cette mise à distance étirée au maximum qui fait que de l’aspect tragique que revêtait l’idyllique (forme parfaite d’un accord entre le réel et l’idéal) à cette époque, tragique parce que l’idylle (si chère à Stifter, le maître du genre) est toujours menacée voire mortelle, on aboutit à son inverse : un effet comique. On ne peut imiter l’origine (notamment grecque) puisqu’on ne l’a pas connue, on peut donc juste essayer de la retrouver, c’est forcément impossible. A cela dire : oui.
Même plus de conflit mais un écart tel qu’il n’y a plus de tragédie mais du comique, ce simulacre vrai : « une révision sublime » dit Agamben citant Hölderlin lui-même.
Tout semble indiquer que Hölderlin ait « adopté » ce comportement, qu’il s’y conforme strictement, quitte à en être littéralement désarticulé en lui-même comme dans sa poésie, parce que l’effort et la poursuite constante de cet effort ont quelqu’un chose d’inhumain. Ceci Hölderlin a tenté de l’ « habiter ». Hölderlin s’imite lui-même en singeant littéralement l’extrême courtoisie et tordant la syntaxe jusqu’à la briser, en traduisant Sophocle ou Pindare de façon quasi incompréhensible mais littéralement juste. Agamben dit « il s’affecte » : « le sujet y est un processus un s’affecter soi-même, il est lui-même le lieu de l’événement indiqué par le verbe dans l’acte même d’habiter un certain lieu d’une certaine manière. L’homme ne peut n’y s’être ni s’avoir, il ne peut que s’habiter. Hölderlin n’a pas choisi la folie, il a accepté de l’habiter. » L’impasse familiale, sociale et poétique était telle qu’il n’a pas eu le choix, mais il a accepté d’habiter cette absence d’issue. C’est là le thème de la « dictée » qui lui était cher : une obéissance infinie. Dire oui.
D’autres disaient : « il se foutait de leurs gueules » ! (Lacoue-Labarthe, en privé, plus prosaïque et secrètement ravi).
Il y a là bien sûr une « passivité », une sorte de mise à disposition de soi, Hölderlin habite ce retrait qui n’est pas un vide. Dans la poésie, il faut maintenir ce fil c’est le langage, ici désarticulé, au plus près de l’impasse.
Bien sûr c’est résumer le livre d’Agamben, bien plus complexe, profond et fin que ne peuvent le laisser paraître ces quelques lignes. L’effort d’Agamben de penser cette énigme infinie, cette époque aussi, de « produire une vie comme figure », est à souligner, qu’il ait raison ou non.
Laissons le mot de la fin à Hölderlin :
« Es geschiet mir nichts » « il ne m’arrive rien ». A l’homme Hölderlin, parti trop loin, non, il n’arrive plus rien, la journée est rythmée par la répétition, les mêmes choses aux mêmes heures, des heures entières. A ce compte, à ce décompte très strict, il peut vivre.
Mais à la poésie, il est arrivé, lui Hölderlin, lui son poème, cet événement, Ereignis, ce surgissement. Oui.
Comme à la fin de l’Ulysse de Joyce, cet autre sublime désarticulé : Oui.
Isabelle Baladine Howald
Giorgio Agamben La folie Hölderlin, chronique d’une vie habitante, trad de l’italien par Jean-Christophe Cavallin, Armand Colin, 217 p., 23 €