Chère Valérie,
Je sors tout juste de ma (re)lecture de Quand je me deux, et je voudrais te dire premièrement le transport d’émotion que fut cette lecture seconde au cours de laquelle j’ai redécouvert certains poèmes et relu certains autres que je connaîtrais par cœur si je n’étais homme de nulle rétention, ainsi comme ceux de la section « Mes mots des autres » qui sont dignes de figurer dans les anthologies perpétuelles. (D’ailleurs, j’ai moult fois vu et lu, repris ou imités, ces vers « Je fais avec mes mots qui sont les mots des autres/Je vais avec les mots qui sont mes mots des autres ».) Remercions La Table Ronde de remettre ce livre dans le circuit des lecteurs avec cette réédition en format poche.
Cette relecture a rappelé à moi, qui connais un peu ta vie, le caractère autobiographique de tes poèmes ; une autobiographie recyclée et transformée qui fait la matière de ton écriture poétique. Si la poésie est ta vie, ta vie est dans les poèmes.
Dans cette section que j’évoquai pour commencer, tu t’amuses du mot « cœur », en écho au poème du Guetteur mélancolique d’Apollinaire que tu as placé en exergue (« Il me revient quelquefois/Ce refrain moqueur/Si ton cœur cherche un cœur/Ton cœur seul est un cœur/Et je me deux/D’être seul … »), et dont tout ton livre est une variation sachant pertinemment que le mot « cœur » ne bat pas, ni que la poésie prétendue écrite avec le cœur ne la rend plus estimable que les autres, donc, rappelant que « mes amis poètes me disent attention au mot cœur/il ne passe pas partout comme rossignol », tu t’amuses de ce que les poètes moqueurs n’ont pour lui aucune sympathie voire prônent de le bannir du langage poétique, attendu que, et je pressens que tu seras d’accord avec moi, aucun mot ne doit en être banni, ni « cœur » ni « SMS » ni « rossignol » ni « spoiler », puisque la langue est un espace d’accueil peuplée de mots qui ne font que passer et d’autres qui font séjour quand bien même l’usage de certains est irritant, c’est de la vie qui fait battre… le cœur de la langue. Toi-même, qui écoutes les autres parler, tu accueilles l’anglais de jeunes de Pantin, « la pub les grands panneaux avec leurs tropes trop top », par exemple, dans un poème dans lequel tu leur donnes la parole et qui pulse, tu y accueilles l’arabe « kiffer », dans ce poème, et je pourrai citer des exemples à l’envi de tes récupérations, parce que ton écriture est trempée dans la langue de la rue, de tous les jours, pas dans celle des salons d’artistes à tics officiels ; les crocheteurs du Port-au-Foin de Pantin te sont plus proches que les sorbonagres. Ordonc, tu n’as que faire des injonctions de la modernité prohibitive. Tu vas, et tel un Petit Poucet tu sèmes des mots pour retrouver ton chemin dans une vie réelle qui ne t’agrée pas plus que ça, d’où le titre de ton livre. Mais des cailloux transformés, car « La route du berceau à la tombe offre quelques méchants cailloux/Des blessants cailloux par milliers ». Pour ça pour dire, pour finir par quoi je voulais commencer avec le mot « cœur » tant moqué, et pour retomber sur mes pieds après toutes ces pirouettes digressives et semblant de rien, ton cœur (métaphorique) d’humaine bat au diapason du monde des humains ; ça s’entend dans tes poèmes.
J’ai toujours pensé qu’il y avait un aspect pirouette-cacahuète qui compose le rythme de ta poésie, assavoir la comptine en tant comme rythme palimpseste (« pirouette cacahuète » est le refrain d’une comptine). Tes vers sont entêtants comme une comptine, aimablement entêtants bien entendu, usant des caractéristiques du genre (assonances, répétitions, créations ou associations de mots, onomatopées, anthropomorphismes, illogismes), inventant de surcroît ce que j’appelle le « cocasse à l’âne ». Si le rythme comptine compte pour toi, c’est parce qu’il est réminiscence d’une enfance qu’on pourra qualifier d’heureuse, où les jours t’étaient comptines, inventions, innocents. Il y a cette réminiscence-là, dans tes poèmes, celle d’une innocence perdue. D’où que tu te deuilles.
Est-ce pour cela qu’on dit ta poésie être faite pour tous ? Je ne dirai point ça, mais qu’elle parle à beaucoup, nuance.
Ton rythme, si particulier, qu’est-ce qui le constitue pour qu’il batte aussi cordiablement ? Il bat régulièrement dans son irrégularité : tu as l’oreille prosodique classique, mais c’est pour mieux irrégulariser. Presque chaque vers donne le sentiment qu’il est poème à lui seul, un monostiche, qu’il se termine en bout de vers, or qu’il se relance au suivant (un côté pirouette en l’air) ; le vers suspend son vol ; une sorte d’arrêt relancé s’entend. Mais ces relancements, tu les obtiens à l’oreille, par ton goût prononcé pour les effets sonores de toutes sortes et joyeusement ; ce sont tes effets de manche de poète espiègle, en souvenir d’une manche, ainsi appelles-tu ta mère, qui ne se privait pas de jeux de mots (tu rends hommage à tes parents, faiseurs de ton langage : « C’étaient d’étranges créatures pApache ma Manche »). Tous les effets sonores te sont permis pour gambader dans la langue nôtre, et tu bricoles « Un colis beau colis brocoli », tes mots se télescopant avec amour et joyeuseté. Je vais me répéter un chouïa : tu as la rhétorique joyeuse d’une parataxe capricante qui donne des effets de comptines pour adultes, « Poésie galopante » dis-tu toi. Et avec ça, non, tu ne ré-enchantes pas le réel, tu ré-enchantes la langue. Parataxes, troncations, homophonies et homonymies, détournements, et j’en passe et du Gradus, sont tes armes de combat mirifiques pour délurer une grammaire rajeunie en grand-mère qui ne s’en laisse point conter : « ... La grand-mère n’est pas l’ensemble des règles à suivre pour parler et écrire correctement une langue la grand-mère a tout bonnement avalé le loup toutes les grands-mères véritables font cela ».
Ton rythme, remarquais-je en te relisant, a ceci de commun avec Antoine (Emaz), qu’il est constitué essentiellement de mots courts, mono, bi ou trisyllabiques, mais, différemment d’Antoine, c’est par héritage de la langue anglaise (que tu traduis), si bien que tu donnes le sentiment assez unique en poésie française d’une langue accentuelle comme l’anglais et non syllabique comme le français, ceci étant à mon sens le fruit de ta rhétorique sonore particulière. Oui, ta poésie a l’oreille anglaise comme.
Tu évolues dans un royaume de nostalgie (ah, un mot pour les moqueurs), qui n’est nullement la destination d’une marche régressive, mais qui est plutôt préservation d’un paradis perdu bien enfoui dans la mémoire, pas perdu en ce sens où tu le revisites voire reconquiers de haute façon au volant d’une estafette verbale que tu conduis depuis ton enfance et évoques dans le poème éponyme : « L’estafette peugeot il y pleut encore il y peut je l’eau : est-ce ma ta fête » ; nostalgie suggérée dans l’allusion à Du Bellay, « l’estafette peugeot une île en chantier une baleine échouée un petit lyré ». Néanmoins, tu ne te complais pas dans cette nostalgie ; ne séjournes pas durablement en royaume de nostalgie ; n’as pas le ton mélancolieux de la nostalgie ; même si tu te deux, quand t’y penses, au passé. Tu ne te plais pas dans le temps présent, je l’ai dit, ni tu te complais dans celui du passé, mais tes poèmes construisent ton monde non pas futur, mais un monde hors-temps, un monde verbal qui est presque une estafette de Noé dans laquelle tu emmènes quelques frères humains qui te sont chers (tu dédicaces nombreusement tes poèmes) pour fuir ce monde en déclin. Dans le même poème dont tu cites un extrait en exergue, Apollinaire n’écrit-il pas : « Et je me voudrais fuir »…
Parmi ta fratrie humaine, tes amitiés électives, il y a ces poètes auxquels tu réfères plus ou moins implicitement, des poètes dont il reste des restes d’enfance dans la langue, alors, ta langue du poème sort d’un mixeur poétique : tu y mets du Robert Desnos cuit, du Jean-Pierre Verheggen calembourique, du James Sacré contemplatif (et bien d’autres), une touche de variété française, un peu de conte, une bonne dose de comptine, beaucoup de Rouzeau family, et tu obtiens cette langue comme oncques on n’en goût(er)a. C’est pourquoi, si la mort est sérieuse, tu la risibles à ta sauce : « c’est dans l’ordre des choses je vais mourir d’abord » te dit le vieil amant sans futur, toi tu réponds « Tu vas m’ouvrir d’accord ».
Pour finir, il y a une chose qu’on ne doit pas oublier : ta poésie est celle d’une clown triste, qui se sent « trafiquante solitaire » malgré tout ce monde que tu accueilles dans ton estafette verbale ; comme on ne doit pas ne pas voir cette dernière pirouette que tu exécutes avec les mots des autres pour subtilement boucler la boucle en achevant ton livre avec ceux d’Emily Dickinson dont tu traduis un poème et dont le dernier vers dit : « Et de nouveau je restai – seule – », comme tu as commencé avec ceux d’Apollinaire, dont le dernier vers annonce : « Et je me deux/D’être seul ». Les mots des autres se font écho pour toi.
Alors je te remercie donc bien vivement pour la relecture de ces poèmes écrits en grande pompe verte et rouge, espérant que douleur ne te dure pas plus longtemps que l’éternité.
Jean-Pascal Dubost
Valérie Rouzeau, Quand je me deux, coll. La Petite Vermillon, La Table ronde, 2022, 112 p., 6,70€ (1ère éd. Le Temps qu’il Fait, 2009)