(Note de lecture), Guillaume Condello, Tout est normal, par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé

Dans son avant-dernier recueil, Ascension, Guillaume Condello gravissait une montagne chinoise sans atteindre l'élévation spirituelle attendue. Malgré le retour au paysage, le monde, dans son versant le plus matériel, se rappelait sans cesse : au sommet, le pied " but[ait] " contre " un bol de nouilles / lyophilisées / bouteilles plastiques sachets troués vides et / d'autres emplis de détritus " 1. En intitulant son recueil Tout est normal, on peut se dire que le poète continue cette réflexion : il n'y aurait pas d'exception à la normalité et à l'ordre moral, économique et politique étouffant.
La dernière section, " Sur la crête ", retrouve quelque chose d' Ascension par l'articulation de la profondeur et du trivial : " je cherche / le sentier qui se perd / ou moi / je croise des randonneurs / t-shirts synthétiques / chaussures aux semelles / de plastique / (et tu penses en marchant / aux milliards d'années sous tes pieds / ces corps / lentement transformés / marchant avec toi en silence) ". A l'égarement et à l'errance que la marche en montagne permettrait, se substitue l'impression d'un sentier battu et rebattu par une modernité envahissante et grotesque. Reste cette parenthèse, comme en sourdine : l'hyperprésent est soutenu par un si long passé, discret.
Il s'agit pour Guillaume Condello d'être ainsi " Sur la crête ", de trouver le point d'articulation où la langue bascule de la normalité à ce qui l'excède et la tiraille, que ce soit la violence, l'amour, la mémoire. Les poèmes tiennent certes le " registre " des jours, abordant les attentats de Nice, les commentaires et les peurs politiques qui s'en suivent (" sur le boulevard écoute / le monstre à cent bouches / dire ce qu'il faudrait / pour ordonner le chaos de vivre "), le réchauffement climatique, la disparition des espèces (" nous sommes sommés / d'être / responsables de / l'éternité / en voie de disparition ") et des usines (" autour de l'usine / les parkings sont tous vacants / le feu s'est éteint ")... L'enjeu n'est pourtant pas d'être actuel à tout prix, mais de faire entendre comment les voix qui font ces jours se fragmentent.
Des ruptures suggèrent des incertitudes, des craintes, des désirs susceptibles de bousculer cette normalité. Ainsi, " le cours du jour / tombant / dans le suivant / puis / le suivant " est détourné par la résurgence des souvenirs et les " je me souviens " qui ouvrent un autre sillon de temps dans la narration du poème. L'italique aussi étoffe parfois la transcription d'une conversation en laissant pénétrer, parmi les mots échangés, le regard porté par le poète sur les gestes de son interlocuteur : " j'écoute : / comment est-ce qu'on peut être dans cette fraternité, vers moi, couteau pointé il se penche, appuie les mots qu'il me plante dans les yeux / Guillaume, fonction phatique rappel à l'ordre (j'étais sans doute distrait ?), une simple communauté de sentiments comment savoir même si tu ne le dirais peut-être pas comme ça, il pique un morceau de viande en sauce mais je le sais, dans sa bouche bien sûr, ça y est, il mastique (comment fait-il pour parler oui, je le sens, aussi vite et manger sans confondre les fonctions, / mordre / les mots mâchés, / sa bouche est une mécanique mais hypersophistiquée après tout [...] ". Il ne s'agit pas de distinguer deux plans (celui de l'écoute et de l'observation critique), mais de les amalgamer en une phrase qui diffracte et réunie les perspectives. De ce nouage, naît le tremblement du sens.
Le recueil permet de cerner une tension : la force qui fait tenir le divers en un tout et la violence en chaque partie. Pour exemple, ce souvenir d'adolescence : " assis dans le couloir / un baladeur CD / sur les oreilles / regardant passer / le temps / et les gens / les cheveux longs / une parka / de l'armée française / récupérée sans doute / le symbole / la subversion / trop courte / aux bras / et au ventre rien / sinon / la rage forant / blanchie / de l'ordre des choses ". Que l'adjectif " trop courte " s'attache à la " parka " ou à la " subversion ", que " blanchie " qualifie la " rage " ou cette même " parka ", enfin que " la rage " désigne la violence de " l'ordre des choses " ou celle qui s'y oppose, le sens diffère et oscille entre une révolte de pacotille et un soulèvement essentiel. Miroitent le possible et le néant, interstice où la poésie bat. Et l'on pense au motif de la mer, en ce qu'il fait écho au travail du temps et de la langue : " la vague remonte / descend / roule un murmure de galets / à chaque fois / ce que ça peut bien vouloir dire / ou rien ".
Antoine Bertot

Guillaume Condello, Tout est normal, Éditions Lurlure, 2022, 147 p., 19€
1 Les citations retranscrites dans cette note de lecture ne peuvent reproduire malheureusement l'impression visuelle du poème, créée par les tabulations et les ruptures du texte sur la page.
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Extraits

PERIPHERIQUES IV
à la fin
tu es las oui
de ce monde
qu'ai-je bien pu en voir
au fond
de mon canapé mou
devant l'écran où danse
macabre
dans le noir
sur les traits effacés
de ma face
les coulures d'un sourire
toutes les couleurs des
drapeaux fluo
du réel
non
enchaînés
d'une caverne sans
dehors
au portail
je ne vois rien
sur l'écran noir des fumées
des pneus qui brûlent encore
un peu
les corps enchaînés des ouvriers
au portail
du travail
depuis bientôt cinquante ans cent ans depuis
toutes les révolutions des siècles que
la terre n'est plus bleue
oranges écrasées
du lait déversé en
offrande en pleine rue
pour la rage
devant les dieux impuissants
j'appuie sur le bouton éteins
sur la surface de ma rétine
l'image insiste
un monde en miniature
renversé
(p. 109-112)