La série Baron noir… et la gauche de 2022.
Historique. «Les urnes sont des boîtes à double fond, électoral et funéraire: elles recueillent, avec un léger décalage, nos rêves et nos cendres», écrivit un jour Régis Debray. Et il ajoutait, en fin connaisseur des us et coutumes en engagement: «Quand les rêves d’une génération tombent en cendres, en arrive une autre pour ranimer la flamme.» Depuis l’élection de Mac Macron II, quelque chose de prodigieux vient donc de se réaliser au sein de la gauche française, capable de parler, de négocier, de conclure un accord historique. Un joli mai qui annonce le printemps, pas forcément l’été. Parmi les confidences truculentes de ces heures et jours de palabre, quelques-unes en disaient long. «Ça fait dix ans qu’on se fout sur la gueule, on ne peut pas tout régler en quelques heures», justifiait par exemple un membre de la délégation socialiste après l’une des premières réunions chez les insoumis. Sans surprise, les négociations bloquaient moins sur le programme que sur la répartition des circonscriptions: les insoumis en proposaient 70, les socialistes en voulaient plus. Dans la bouche d’une négociatrice, nous pûmes ainsi entendre: «Ils se croient à une autre époque. Vous voyez Baron noir? C’est 100 fois pire!»
Fiction. La référence enchanta le bloc-noteur, qui ne compte plus le nombre de visionnages de la célèbre et prodigieuse série de Canal Plus. L’analogie entre notre actualité ici-et-maintenant et la saison 3 est d’ailleurs confondante de vérité, puisque «Baron noir», alias Philippe Rickwaert (Kad Merad), avait anticipé les discussions sur une véritable union de la gauche. Comme avec la FI, le PCF, le PS et EELV dans la vraie vie, tout se déroule de manière identique dans la fameuse fiction: les idées, les projets, les priorités et même le nom de la coalition. Autant l’admettre: l’union de la gauche reste à ce point fantasmée par une partie du peuple concerné que les brillants scénaristes l’avait incluse comme une sorte de point d’orgue, anticipant les moindres détails. Saison 3, épisode 6: Rickwaert se marie et la réception festive de ses noces devient prétexte à réunir les représentants des partis de gauche, du PS de Daniel Kahlenberg à la gauche radicale Debout le peuple de Michel Vidal (François Morel). Tout le monde répond présent, et le marié, bouteille de champagne à la main, en profite pour leur présenter un programme commun, auquel il aspire depuis toujours, intitulé «Plateforme du rassemblement de la gauche et des écologistes». Pour dépasser les ego, le nom de ladite plateforme se transforme en enjeu idéologique. «C’est pas si mal, sauf le titre qui sent très fort la naphtaline», lance Michel Vidal, le leader de Debout le peuple, l’équivalent de Jean-Luc Mélenchon. Et Vidal propose: «Pour une Fédération populaire.» Vous avez bien lu. Après disputes, un accord est trouvé: «Pour une fédération populaire, sociale et écologiste.» La saison 3 date de 2020…
Union. Dans cette série, le plus cruel concernait les socialistes (ceux de la vraie vie), finalement sauvés du naufrage par la trajectoire singulière de Rickwaert et d’un coup de barre à gauche grâce à une union improbable mais réussie (le réel rattrape aujourd’hui la fiction). Dans une tribune publiée dans le Monde, en février 2020, Yoan Hadadi, alors membre du bureau national du parti à la rose, expliquait sans détour: «Baron noir est peut-être l’ultime lien entre les Français et le Parti socialiste. À tel point qu’on ne sait plus si c’est le PS qui fait la série ou la série qui fait le PS.» Et il précisait: «Le dernier média d’une relation séculaire entre un parti culturellement minoritaire en France et des Français qui aiment le détester tout en ressentant le besoin de le rendre périodiquement majoritaire, le temps de quelques progrès sociaux… Dans une symétrie parfaite, plus la série rassemble les Français, moins le PS est en capacité d’attirer leurs suffrages.» Série visionnaire? Et tribune prophétique? À deux détails près. Le PS n’est plus maître du jeu, mais, en ce mois de mai, il est redevenu de gauche.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 mai 2022.]