Le potier Anton Lang, le Christ d'Oberammergau en 1922
Paris-Midi 10 février 1922
La Passion à Oberammergau.
La célèbre représentation de la Passion à Oberammergau, aura lieu, cette année, de mai à septembre. Ce sera la première fois depuis 1910. Généralement, ce spectacle a lieu à des intervalles réguliers de dix années. La guerre en avait empêché le retour.
Son intérêt principal consiste dans l'apparat qui l'entoure et la sincérité des acteurs et des actrices qui, tous, sont de condition modeste.
Pendant très longtemps, le rôle du Christ il été tenu par un potier nommé Anton Lang qui, cette année encore, le tiendra, sans doute pour la dernière fois.
Les disciples sont personnifiés par des plombiers, des peintres et des cordonniers.
« Toutes les nationalités seront les bienvenues », dit l'appel qui vient d'être envoyé pâlir annoncer cette représentation vraiment sensationnelle,
Paris-Midi 12 et 13 mai 1922
I. La Passion à Oberammergau — Une pièce émouvante dans un décor naturel de féerie. — 900 personnes en scène et huit heures de spectacle. — Le mariage de la Vierge Marie et la faute de Marie-Madeleine.
Le curieux petit village d' Oberammergau, niché au fond de la vallée de l'Ammer, dans le pittoresque décor qu'échafaudent au-dessus de ses maisons de bois qui semblent échappées d'une boîte de jouets de Nuremberg les pics neigeux des Alpes bavaroises, présente en ce moment le plus kaléidoscopique des tableaux. Une foule bigarrée se presse dans ses rues d'une méticuleuse propreté, le long de ses chalets peints à neuf comme en l'honneur de quelque solennelle circonstance. Des touristes vêtus à la dernière mode d'Europe et aussi de la lointaine Amérique y croisent les montagnards aux genoux nus à la manière tyrolienne et même des personnages aux longs cheveux, qui apparaissent une émanation de l'Antique... Des gens qui parlent tous tes dialectes du monde annoncent qu'ils logent chez Hérode ou chez Ponce-Pilate, noms singuliers pour un hôtelier d'aujourd'hui... C'est qu' Oberammergau a vu renaître l'époque où s'accomplit le vœu qu'elle fit jadis à Dieu en l'an 1634...
En ce temps là, la peste dévastait les villages et les vallées du Tyrol bavarois. Oberammergau pourtant était resté indemne et les habitants, faisant bonne garde, s'étaient isolés du reste du monde. Mais un homme, natif de l'endroit, pris soudain du mal du pays, parvint à franchir le cordon protecteur. Il ramena avec lui le terrible fléau. Trois jours après, il succombait. Et quarante des habitants d'Oberammergau à sa suite. Frappés de terreur, les paysans firent le vœu que, si le mal se détournait de leurs foyers, ils célébreraient chaque décade l,e souvenir de la vie et du martyre de Jésus, le Rédempteur. Le fléau s'arrêta... Et depuis, le petit village bavarois n'a point manqué à sa promesse. Ainsi est née La Passion d' Oberammergau.
Il fallut la guerre pour que le cycle en fut troublé, comme il l'avait été une fois déjà en 1800 par l'invasion des armées de Napoléon. La dernière représentation de La Passion avait eu lieu en 1910. Il ne fut pas possible de la répéter, à la décade traditionnelle en 1920. Un autre fléau, implacable celui-là, cette fois avait passé... Sur les 2.000 habitants du petit village, 80 étaient restés sur les champs de bataille. Le théâtre était en ruines, les décors en pitoyable état. La pièce de linge fin qui recevait le corps du Christ à sa descente de Croix avait été transformée en bandages pour les blessés de la guerre et les costumes eux-mêmes avaient dû être utilisés pour venir en aide à ceux qui n'avaient plus de quoi se vêtir. II y eut une grosse discussion quand vint le moment de renouer l'antique tradition. La tâche apparaissait si considérable que les plus audacieux hésitaient. L'opposition enfin céda et l'on décida « de suivre le vœu », dans l'espoir, cette fois, qu'il amènerait sur le monde agité la paix et la réconciliation... Et Oberammergau se mit à l'œuvre.
Le petit village tyrolien a réparé les dégâts du temps et de la guerre. Il a repris, son aspect de jouet de Nuremberg. Le coiffeur du village est resté de longs mois inactif. Les barbes et les chevelures ont refleuri. Les rôles ont été distribués, les répétition reprises. Et la Passion va dérouler, du 14 mai à la fin de septembre, ses « représentations » qui s'échelonnent sur trente et une journées consacrées à l'évocation, à la vie et à la mort du Messie. La Passion d'Oberammergau est restée une des curiosité de la vieille Europe ; elle en est une, il faut le reconnaître, telle qu'il n'en existe pas au monde, qu'aucun directeur de théâtre n'a présentée jus-qu'ici...
Neuf cents personnes — la moitié du village — prennent part à l'action qui se déroule de 8 heures du matin à 6 heures du soir, avec un entr'acte de midi à deux heures dans le plus grand décor du monde sur lequel le monastère des Bénédictins d'Ettat semble prolonger ses regards. La pièce comprend 124 rôles parlés, un chœur de 40 voix et un orchestre de 47 musiciens. Il y a jusqu'à 700 personnes en scène, dont 250 enfants.
Anton Lang, le potier d'Oberammergau, joue Jésus pour la troisième fois. Ce rôle est sa vie. Il y est étonnant. Il fit, en 1913, avec sa femme, le voyage de Terre-Sainte pour y " puiser la vérité ". II y alla de ses deniers et refusa l'offre d'un Américain, dans laquelle il voyait un moyen de publicité. Lang a un rôle écrasant. La croix qu'il porte dans sa montée au Golgotha ne pèse pas moins de 75 kilos. Il y reste attaché pendant, plus de vingt minutes. Il faut pour tenir ce rôle plus qu'une formidable résistance physique : une conviction !
Marta Veit, la Vierge Marie de 1922
Hans Zwinck, après avoir été Jean, le disciple bien-aimé, devint, il y a trente ans. Judas Iscariote. Il a aujourd'hui 70 ans. Il est trop vieux. Guido Mayr, le contremaître de la scierie, qui jadis, avant Lang, fut dont le fils est Ponce Pilate, le remplace. Mais Zwinck apparaîtra néanmoins au prologue, un instant, en récompense des services rendus. C'est là sa représentation d'adieux.
Hérode, ce fut un temps le père d'Anton Lang le Christ, qui en assuma le personnage. Gregor Breitsamter lui succéda en 1880. Il a gardé le rôle. C'est le vétéran de la troupe. Il a débuté en 1860.
La Vierge Marie, c'était, en 1910, la fille de Zwinck-Iscariote. Elle y était d'ailleurs remarquable. Mais elle se maria en 1911, et la tradition veut que les rôles de femmes soient tenus par des jeunes filles. Il a donc fallu la remplacer, à regret, par Marthe Weidt [en fait Marta Veit], l'institutrice du village, qui, à vingt-quatre ans, est restée à l'abri des tentations du mariage. Elle fut pendant la guerre infirmière à Maubeuge.
Quant à Marie-Madeleine, elle a eu dernièrement un enfant. Ce fut un drame... On n'a point pardonné à la pécheresse !... Son rôle appartient aujourd'hui à Paula Rend, la fille de saint Jean...
II. Les recettes de la Passion, les dépenses et les « feux » des acteurs. — Un village transformé en ville de saison ! — Le retour à l'Age d'Or, grâce au cours du change...
Les représentations de la Passion ne sont pas sans entraîner des frais assez considérables. Si la nature fournit au théâtre son cadre naturel où l'acoustique est d'ailleurs si parfaite qu'on ne perd, à quelque endroit que ce soit des 4.300 places que comporte l'arène, aucune des paroles des acteurs, l'aménagement en est néanmoins, en raison du nombre des tableaux, très important et nécessite de longs et coûteux travaux. Cette année, il a fallu tout remettre en état, refaire les allées de Jérusalem, réparer les sièges auxquels on a adjoint 300 places nouvelles. Les frais, qui s'étaient élevés en 1910 à 200.000 marks, sont montés cette fois à 2 millions. Tout, il est vrai, en matière de monnaie, est relatif ! Malgré cela, le comité organisateur s'est absolument refusé à donner à une société cinématographique qui lui en offrait 5 millions de marks le droit de filmer la représentation. Ceci surtout en réponse à certains meetings de protestation, notamment à Munich, où l'on accusait Oberammergau de commercialiser son vœu...
En 1910, la recette avait atteint près de 200.000 francs. Là-dessus, un tiers va aux acteurs. Les principaux rôles recevaient avant la guerre une moyenne de 2.500 marks pour une saison de quatre mois qui se complétait de cinq mois de répétitions ; les enfants qui prenaient part à la procession recevaient un minimum de 80 marks. Ce n'était pas, on le voit, exagéré, si l'on songe qu'il y eut en 1910 soixante représentations — il y en aura trente et une cette année qui ont été précédées de cent quarante-cinq répétitions partielles ou générales. Un second tiers allait au théâtre pour , l'entretien, les costumes et la publicité. Le troisième tiers enfin va à la ville qui tire de ces représentations les ressources qui lui permettent d'améliorer dans un sens ou dams l'autre le bien-être de la population.
Cette année, les places les plus chères sont à 100 marks, les moindres à 10 marks. Au cours du change, c'est pour nombre d'étrangers un prix dérisoire. La pièce aura 31 représentations, il y a 4.300 places. C'est donc près de 140.000 personnes qui pourront y assister.
Une autre question extrêmement importante se pose, celle du logement et de l'alimentation des visiteurs. C'est le conseil du village dans lequel se recrute également le comité d'organisation qui s'en occupe, de concert d'ailleurs avec certaines compagnies de tourisme. Le Landtag bavarois a, pour la circonstance, levé toutes les restrictions alimentaires et les habitants se sont mis à l'œuvre pour pouvoir loger le plus de monde possible. Les paysans bavarois ne sont pas seulement aptes à se transformer en acteurs, ils savent aussi s'improviser hôteliers. On a assisté ces temps derniers, à Oberammergau, au plus typique des aménagements d'un village de 200 maisons en une véritable villee de saison. 4.000 lits ont été installés ! Unterammergau, proche, logera 1.600 voyageurs et le couvent des Bénédictins d'Ettal lui-même est prêt à en recevoir 400.
A un prix qui est 1a_providence des étrangers : les trois classes de pension complète — on a gardé la hiérarchie allemande — coûtent, logement et repas compris depuis le soir qui précède la représentation jusqu'au surlendemain matin, 410, 350 et 310 marks.
On conçoit qu'à ce prix, — une paille, un chalumeau plutôt pour les Anglais et les Américains, même en y ajoutant les frais de voyage et la taxe de tourisme qui s'élève à 200 marks, — les trains fassent affluer vers Munch, de tous les points de l'Europe et de là sur la petite ligne qui dessert la pittoresque vallée, une foule considérable d'étrangers qui peuvent, au cours du change, se croire reculés au temps antique où le fils de Dieu lui-même n'était coté que trente deniers !
Francis Clarke.
Paris-Midi, 4 mars 1923LA DÉTRESSE D'OBERAMMERGAULes acteurs de la Passion iront en Amérique. Les acteurs de la fameuse Passion d'Oberammergau vont «émigrer» en Amérique. C'est la vie chère qui en est la cause. En dépit de tout le succès qu'ont eu l'été dernier les représentations d'Oberammergau qui. avaient, on le sait, attiré en Bavière une foule considérable de touristes, la fortune n'a point favorisé le petit village. Anton Lang — le Christ — a pour sa part reçu trente mille marks. Ce n'est même pas le coût d'une paire de souliers...La Chicago Tribune annonce que le contrat a été signé avec un imprésari américain pour la représentation en Amérique d'une centaine des acteurs d'Oberammergau. Ce n'est cependant pas la fameuse pièce — conséquence du vœu ancestral — qui sera reproduite au delà de l'Atlantique, mais simplement des scènes de la vie des paysans et des bûcherons des petits villages de Bavière que l'on espère, en raison surtout de la personnalité des acteurs, avoir sur les Américains un vif attrait. Et les sculptures sur bois, fabriquées par les « émigrants » d'Oberammergau, seront vendues au profit d'oeuvres bavaroises, de même que l'immanquable film qui sera fait de la tournée, verra son produit également consacré à la charité. Le gouvernement bavarois n'a, dit-on, fait aucune objection à ce déplacement de quelques mois de ses administrés, étant donné surtout qu'il est stipulé que la La passion ne sera pas mise en scène. Paris-Midi 15 décembre 1923
Les acteurs d'Oberammergau sont arrivés en Amérique.Mais ils n'y joueront pas leur pièceOn a annoncé que les acteurs de la Passion d'Oberammergau venaient d'arriver aux Etats-Unis pour y donner des représentations de la fameuse Passion, leur spectacle décennal qui est, on le sait, la conséquence d'un vœu. Le fait est exact en partie ; Anton Lang, le Christ, Andréas Lang, son frère, le Pierre du mystère célèbre, Guido Meyer, Judas et plusieurs de leurs compagnons sont arrivés à New-York mais ils ne joueront pas la pièce sacrée. Comme nous l'avons déjà annoncé il y a plusieurs mois, ils se contenteront de vendre les produits de leur travail, des objets de bois découpé à la mode de Bavière. Anton Lang a refusé l'offre d'un million de dollars de jouer pour l'écran la Passion d'Oberammergau. Une telle production serait considérée comme un sacrilège.
Le Christ et son fils Charles Anton LangRenseignements et réservations : voir le site du Jeu de la Passion d'OberammergauSource des photos : Photos de l'Agence Rol via le site Gallica de la BnF. L'Agence Rol est une agence de reportage photographique créée en 1904 par le photographe Marcel Rol (1876-1905) et disparue en 1937 en raison de sa fusion avec les agences Meurisse et Mondial Photo Presse. La Bibliothèque nationale de France conserve conserve plus de 130 000 photographies de l'agence Rol (fonds concernant l'actualité et le sport).