" Une des particularités de cette contestation (qu'exprimaient les manifestations planétaires qui ont suivi la mort de Georges Floyd), c'est qu'à la différence d'autres mouvements de ce type elle s'est emparée de questions de mémoire. Notamment en ciblant des statues, déboulonnées, taguées, ou critiquées pour ce qu'elles représentent. Or contrairement à ce que certains ont affirmé, notamment le président Macron, il ne s'agit pas là de "séparatisme". Quand on se bat pour dénoncer la mémoire parcellaire mise en scène dans l'espace public, c'est bien qu'on aspire à y avoir une place. Or les statues soulèvent la question de la mémoire partagée. Les Français ne méritent-ils pas que des statues célèbrent les esclaves de Saint-Domingue qui se sont révoltés et ont fini, en 1804, par déclarer leur indépendance ? La République devrait s'honorer de cet évènement, qui est enclenché par la Révolution française. Les esclaves de Saint-Domingue, à l'époque la plus vaste colonie du monde avec ses 800 000 esclaves, dont une moitié née en Afrique, sont les premiers à saisir la radicalité de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et se l'appliquent à eux-mêmes, obligeant la Convention à abolir l'esclavage en 1794. Mais la France d'aujourd'hui reste frileuse, continuant à célébrer Colbert - le rédacteur du Code noir-, ou même la conquête coloniale. Une statue de Bugeaud ( maréchal français qui a mené la conquête de l'Algérie dans les années 1830 ), comme il en existe en plusieurs endroits en France, rend hommage à un homme qui a pratiqué la terre brûlée et ce qu'on appelait les "enfumades", au cours desquelles on asphyxiait délibérément les civils réfugiés dans les grottes. Bugeaud appelait ouvertement à la soumission des Algériens ou à leur extermination.
Histoire et mémoire sont deux choses différentes : l'histoire, c'est ce qui s'est passé, la mémoire concerne le présent. Quand on fait un travail d'historien, on est sous une souveraineté, qui est celle des faits. La mémoire se trouve sous une autre souveraineté, qui est celle de ce qui est bon pour nous aujourd'hui. Confondre les deux, c'est opter pour une position conservatrice consistant à penser que le passé nous oblige à ne rien changer à la façon dont on en parle aujourd'hui. Or ce rapport entre histoire et mémoire, tout le monde l'expérimente. Une famille a toujours une histoire multiple, faite d'ancêtres glorieux ou proscrits, de mariages et de divorces, de personnes qui entrent ou sortent de la famille. La mémoire, c'est l'album photo sur la table dun salon, ou les photos collées sur le frigo : c'est une mise en scène actuelle et actualisée en fonction de ce qui procure un sentiment partagé d'appartenance. Dans la mémoire d'une famille, on peut passer sous silence certaines choses. C'est ce qui arrive avec l'esclavage dans la mémoire nationale française. Cela se corrige en fonction de ce qu'on veut arrêter de cacher. Ce n'est pas de l'épuration, c'est de la mise à jour..."
François-Xavier Fauvelle : extrait d'un entretien pour le magazine XXI n°52, automne 2020.