Est-ce parce qu'il est sorti le 1er avril (mais de l’année dernière) qu‘il faut considérer Kérosène comme une farce ? J’ai récemment reproché à un auteur de ne pas suffisamment me faire croire en l’histoire qu’il raconte. Et je m’apprête à plébisciter le roman d’Adeline Dieudonné alors que je n’ai pas cru un instant au scénario qu’elle a tricoté. On va penser que je me contredis en osant affirmer mon plaisir de lecture.C’est pourtant simple. J’aime que les choses soient claires. Je peux croire momentanément à une histoire que je sais être totalement inventée si on ne me balade par avec des faux-semblants.Adeline Dieudonné va encore plus loin que dans La vraie vie pour dénoncer -certes à sa manière- les rapports de force et de prédation qu’elle conjugue de toutes les manières imaginables, entre parents et enfants, hommes et femmes, humains et animaux, en tordant le coup à de nombreuses idées reçues comme celle de la gentillesse des animaux envers les humains si j’en crois l’horrible mésaventure de Victoire. Elle accorde une place quasi égale aux genres humain et animal en insufflant une certaine porosité entre les deux.Certes les situations et les paroles sont souvent trashs et violentes, mais ce qui m’a le plus marquée c’est l’immense solitude dans laquelle se noient presque tous les personnages, et bien sûr la fugacité du bonheur, pour lequel l’animal n’est pas plus chanceux que l’homme.Elle abolit la frontière entre bestial et humain, et les animaux semblent souvent plus humains que les hommes et les femmes. Il y a des pages terribles, Monica, soustraite à une maternité classique, qui deviendra faiseuse d’anges, et cherchera l’endroit idéal pour terminer sa vie, sans porter préjudice à personne, en songeant à Romain Gary, lequel justifiait sa décision en disant : Je me suis enfin exprimé entièrement(p. 207).On perçoit combien l’auteure est obsédée par la fin de la vie, surtout quand elle n’est pas maîtrisée (ce qui fut le cas quand elle écrivait ce livre, sachant que les personnes âgées s’éteignaient loin de leur famille dans les Ehpad pour ne pas risquer de les contaminer par le Covid) : Il n’existe pas de luxe plus grand que celui de choisir le jour de sa mort. La dernière bouche qu’on embrasse, le dernier regard qu’on échange. Les bras qui nous serrent au moment de partir.Elle dénonce toutes les formes d’exploitation, y compris celle de la jeune Philippine, vendant son travail pour donner une vie meilleure à ses propres enfants qui, sans doute, ne la reconnaîtront jamais. Les citations du manuel de l’école Abest (p. 70) destiné aux futures employées de maison sont abominables.Alors les jaloux de l’immense succès que fut La vraie vie peuvent bien qualifier Kérosène de roman « dégoûtant à vomir », ce ne sont pas les paroles d’Adeline qui sont à dénigrer mais la violence du monde sur lequel on ferme les yeux. Mais je peux comprendre, qu’à l’instar de Juliane, on préfère concentrer le regard sur la télévision (p. 174) tant que cet écran parviendra à éloigner les ténèbres, réchauffer le corps et nous protéger des prédateursSi Kérosène est explosif, c’est bien par les sujets abordés. C’est une excellente idée que de les avoir traités sous forme de nouvelles, tout en parvenant à les lier entre elles, quoique de manière un peu artificielle en faisant se croiser les personnages dans un lieu où tout le monde va, quelle que soit sa position sociale. C’est une station-service autoroutière, et la nuit renforce une atmosphère tragique. Ç’aurait pu être tout autant une sortie d’école ou un supermarché.L’auteure a le génie des descriptions, en images et en odeurs et celui de rendre plausibles des situations fantastiques ancrées dans la réalité. L’essentiel des trajets des personnages se situent entre le Luxembourg et la Belgique, ce qui apporte pour nous Français une touche d’exotisme décalé car qui sait ce que sont des cuberdons, des lards et des babeluttes (p. 247) que mon correcteur orthographique cherche de toute force à transformer ? Il faut avoir lu Nadine Monfils pour ne pas être surprise. L’univers des deux écrivaines se rejoint d’ailleurs … et leur humour aussi, sans doute en raison de leurs origines belges.Alors je pardonne quelques erreurs minimes de temporalité lorsque je constate par exemple que le Hummer de Chelly démarre deux fois en trombe (p. 55 et 220) du parking alors qu’il n’y est pas revenu entre temps. Ou encore une autre à propos des pérégrinations de Monica. Rarement un roman aura autant eu la capacité de distraire que de faire réfléchir et mon seul regret est d’avoir attendu un an pour le savourer.A ceux qui douteraient encore je dirais qu’à l’instar des épinards on n’est pas obligé de finir son assiette mais qu’il faut goûter avant de se prononcer. Il se trouve que j’ai interviewé Adeline Dieudonné pour la radio (Entre voix réécoutable ici) et que je sais combien c’est une femme sensible. Je serai très attentive à ne pas tarder à lire son troisième roman, que j’espère avoir bientôt entre les mains.
Kérosène d'Adeline Dieudonné, chez l’Iconoclaste, en librairie depuis le 1er avril 2021