De l'autre côté du miroir Témoignage d'Olivier Debas
Gilles Farcet : J'ai souhaité partager ici ce beau témoignage de mon ami de très longue date Olivier Debas , médecin urgentiste et hypno thérapeute, élève de François Roustang. Il évoque ici son incursion "de l'autre côté", juste avant le premier confinement. Rien de polémique ici, juste un magnifique témoignage de lâcher prise.
De l’autre côté du miroir,
Ma femme, effondrée, vient de me déposer sur le parking des urgences. Je me dirige péniblement vers l’interphone de l’entrée des Urgences réservés aux patients suspects de COVID-19 avant d’appuyer sur l’interphone. A cet instant, et avant même que la porte ne s’ouvre, cela ne fait plus l’ombre d’un doute, je viens de passer de l’autre côté. Je suis malade et n’ai pas été épargné du SARS- CoV-2 dont la présence s’est fait sentir depuis plus d’une semaine. Ceci très certainement dans les suites d’une expédition demandée par l’ARS dans un EHPAD pour effectuer des prélèvements avec la cadre de mon service cinq jours plus tôt encore. Et ce qui semblait de prime abord anodin, des céphalées, des courbatures, des frissons et une petite asthénie, s’est aggravé depuis quarante-huit heures. Beaucoup de fièvre, une fatigue inhabituelle, un peu de toux et un essoufflement dont j’ai à ce stade à peine conscience. C’est alors que j’ai décidé de prendre les choses en main, de sortir de mon isolement pour me livrer à l’expertise et aux soins de mes confrères. Je l’ignore encore mais je vais être hospitalisé 17 jours loin des miens puisque toute visite sera désormais interdite. En USC d’abord dans le pôle dont j’ai la responsabilité et après un scanner thoracique et des gaz du sang sans appel. Puis rapidement transféré via le SAMU à Chambéry en pneumologie, et même en réanimation où j’échapperais à la ventilation invasive avant de retourner en USC puis en pneumologie à nouveau.
Dès mon arrivée ce jour-là aux Urgences, il me faut m’abandonner. Aux différents examens et soins prescrits, des plus inoffensifs comme la toilette aux plus redoutés comme les ponctions artérielles. Se laisser faire sans offrir la moindre résistance, s’effacer en quelque sorte au point de se réduire à être vivant comme l’a si bien explicité François Roustang. Abandon rendu toujours plus intense et nécessaire pour éviter une consommation accrue d’oxygène durant ces premiers jours où mon état respiratoire va s’aggraver dangereusement au point de me conduire en réanimation. Abandon suggéré et rappelé aussi par un manque cruel d’air, enfant d’abord lors d’une crise d’asthme puis beaucoup plus tard, lors d’une plongée sous-marine et de ce qui m’avait permis alors d’éviter le pire : ne plus rien faire, ne plus penser, attendre patiemment avant que le souffle reprenne son cours normal. S’abandonner donc, à plus grand à ce qui nous dépasse infiniment et avec confiance. Je me souviens alors en réanimation et en plein orage cytokinique comme on l’appelle désormais, m’être laissé aller à jouer de ces frissons intenses, de ces décharges comme des éclairs, à en ressentir les nuances et les embardées du début à la fin sans opposer la moindre résistance.
Mais aussi, après 23 ans passés en réanimation avoir pensé à ces patients intubés, ventilés profondément sédatés, curarisés au devenir incertain, sur le fil du rasoir, dont certains n’auront jamais eu l’occasion, ni eux, ni parfois leurs proches, de se dire adieu...
Une telle issue et son cortège de souffrance m’a traversée l’esprit mais sans s’y attarder. Une possibilité parmi d’autres et non comme une certitude. Les émotions sont un luxe que je ne peux me permettre, j’ai besoin de toute mon énergie. Revenir au corps ici et maintenant, tel qu’il est, voilà où je suis vraiment, seule certitude. Primum non nocere, ne pas nuire et en l’occurrence ne pas lui nuire. Lui permettre d’être installé aussi confortablement que possible comme lors d’une séance d’hypnose. S’assurer de la proximité de la sonnette, de l’urinal, du portable qui continue de me relier au monde et aux miens. S’évader aussi parfois en s’émerveillant d’un reportage animalier, de la force de la nature, de la vie. La vie encore et toujours, celle que le corps va finalement choisir de reprendre le cours. C’est lui bien sûr et pas moi, qui a “fait le job” et qu’il me faut remercier. Ainsi, bien sûr, que toutes celles et ceux qui ont pris soin de moi pendant ces 17 jours. Après les retrouvailles et sur la route d’un retour chez moi, chez nous, je regarde, émerveillé le lac du Bourget étincelant, avec de grands miroirs, calme et tranquille comme jamais.
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