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Les vivants et les ombres

Publié le 27 avril 2022 par Adtraviata
Les vivants et les ombres

Quatrième de couverture :

1821. En Galicie, alors rattachée à l’empire habsbourgeois, l’obscure famille Zemka reconquiert le domaine fondé par un ancêtre issu de la noblesse et s’engage fiévreusement dans la lutte d’indépendance de la Pologne.
Pour retracer son ascension puis sa décadence, Diane Meur convoque une singulière narratrice : la maison elle-même qui, derrière sa façade blanche et son fronton néo-classique, épie ses habitants. Indiscrète et manipulatrice, elle attise les passions, entremêle les destins, guette l’écho des événements qui, des révolutions de 1848 aux tensions annonciatrices du désastre de 1914, font l’histoire de l’Europe. Les femmes surtout, condamnées à la réclusion dans la sphère domestique, la fascinent.
L’une d’elles, enfin, va réussir à s’en aller…

J’ai enfin découvert la plume de Diane Meur, romancière belge qui est également traductrice. J’ai choisi ce roman historique pour commencer, un roman qui s’étend des années 1830 à la fin du 19è siècle environ. Il met en scène la famille Zemka, avec Jozef, fils de confiseur, qui parvient à devenir le régisseur d’un domaine de Galicie (une partie de l’actuelle Pologne) et, se glissant dans le lit de la fille de la maison, Clara von Kotz, va en devenir le propriétaire, rétablissant en cela le lien de la maison avec ses ancêtres aristocratiques. Grâce à ses liens familiaux (un frère exilé à Paris, un neveu très engagé), Jozef vit les révolutions et les mouvements d’indépendance qui secouent l’Europe autour de 1848. Plus tard, à la fin du siècle, on sent monter les crispations, les nationalismes qui conduiront à la première guerre mondiale. Même si tous les faits ne sont pas expliqués dans leur contexte, le roman est assez passionnant de ce point de vue historique.

Jozef, à son grand dam, n’aura que des filles. Et c’est un autre point de vue intéressant du livre : la place des femmes dans cette maison et dans la société d’alors. Clara, marquée dès le départ par cette liaison scandaleuse avec Jozef, devra se dévouer à son mari et à ses filles, à la maison. Les filles, après le temps précieux de l’enfance, seront d’abord des filles à marier et, même si certaines d’entre elles – comme leur mère – s’écartent de la voie tracée, elles restent sous la coupe de leur père ou de leur mari. Sauf Zofia, dont j’aurais aimé connaître le destin. Mais le lecteur ne peut y avoir accès car Diane Meur a choisi un point de vue narratif original : c’est la maison elle-même qui raconte la vie du domaine et de ses habitants. Ne reculant devant aucun indiscrétion, elle est particulièrement énergique pendant les années fastes et s’engourdit au fil des années, avec la mort de Clara et le départ des premières filles, se réveillant plus ou moins quand la génération des petits-enfants de Jozef revient au pays.

Diane Meur creuse la psychologie de ses personnages, nous attachant à eux malgré ou avec leurs défauts, leur caractère parfois imbuvable, leurs comportements odieux ou confinant à la folie. Elle sait jouer aussi avec le temps, maniant les retours en arrière et les effets de prolepse avec art. C’est aussi la grande force de ce roman que je ne peut que vous recommander.

« Jusqu’ici, j’avais toujours eu l’impression d’être une de ces maisons de poupée sans façade où l’oeil peut plonger innocemment jusqu’au fond de chaque pièce. Maintenant il me semble que tout s’est cloisonné. Les nombreuses portes qu’on ouvrait et refermait auparavant sans y prendre garde, chacun a eu l’occasion de s’interroger sur leur épaisseur, de les repousser soigneusement avant d’engager quelque conciliabule, voire –  eh oui, on aurait tort de croire ce passe-temps réservé aux domestiques – d’y coller une oreille pour surprendre ce que murmurent deux tiers qui se croient à l’abri. Cela explique que, même moi, qui d’habitude sais tout, j’ai quelquefois suivi de fausses pistes ou omis de voir ce qui se passait sous mes yeux.

Et moi aussi, j’ai ressenti dans mes fibres cette atmosphère de menace, de mystère et aussi d’espérance. Oui, d’espérance : je suis persuadé qu’en chaque homme, si attaché qu’il soit à l’état présent des choses, sommeille un goût caché pour la secousse qui change le monde et infléchit les vies. Cette secousse encore indistincte, j’affirme que tous, ici, la désiraient sans forcément se l’avouer, comme le corps finit par désirer le coup qu’il sait inévitable, ou comme la pucelle finit par désirer la blessure qui fera d’elle une épouse ou une déchue, mais du moins autre chose. » (p. 167)

« Wioletta me reste pour l’heure aussi opaque qu’à sa mère, et je me rends compte qu’elle m’est opaque depuis près de deux ans sans que j’y ai pris garde. Car il fut bien un temps où je la perçais à jour comme les autres, où j’entrais de plain-pied dans ses secrètes rêveries. Elle a dû employer toutes ses forces (et elle en a : les femmes de cette époque apparaissent souvent comme des sacrifiées, de faibles jouets entre les mains des mâles. C’est vrai, mais c’est aussi que leur force n’a pas le loisir de se traduire en action et se déploie toute entière vers l’intérieur, faisant d’elles des championnes de la résistance passive, voire de l’autodestruction) à se replier sur elle-même pour préserver son secret. » (p. 264)

« Voilà un de mes rares habitants mâles qui m’était devenu sympathique (car sans cela j’avais conçu, de la part virile de l’humanité, une assez piètre opinion : prédation, autoritarisme, abus de pouvoir et j’en passe) ; et il était parti sans se retourner, blessé dans son premier amour, le cœur plein de reproches qu’il ne savait pas injustes. Parti, en bref, pour ne  jamais revenir. C’était donc ça, la vie des hommes ? Se lier aux autres, se prendre d’intérêt pour eux, placer en eux son espérance et être cruellement frappé par leur départ ou par leur mort ? Je regrettais de ne pas être restée à ma place, d’avoir voulu sortir du lot commun des maisons, passives, sans affects et, partant, sans douleur. » (p. 334) 

Diane MEUR, Les vivants et les ombres, Le Livre de poche, 2016 (Sabine Wespieser éditeur, 2007)

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