Ce court article présente deux cas où l’influence de l’astronomie sur une Majestas Dei est prouvable, par une analyse serrée des textes associés. Ces deux images ont été très étudiées, mais à ma connaissance leur arrière-plan astronomique est passé jusqu’ici inaperçu.
Un point d’historiographie
Les manuscrits astronomiques médiévaux ont longtemps été étudiés par les seuls historiens des sciences ou historiens des textes : ils sont en effet bien distincts des manuscrits religieux dont les images passionnent les historiens d’art. Les nombreux schémas qu’ils contiennent sont aujourd’hui totalement compris, répertoriés et faciles d’accès [1].
Assez récemment, des historiens d’art ont pénétré ce champ d’étude, et proposé que certains de ces schémas aient pu servir de source à des images religieuses bien connues. Ainsi Anton von Euw a étudié l’influence des schémas de Calcidius sur une série de Majestas ottoniennes de l’atelier de Cologne [2], et a trouvé l’origine de la mandorle en huit du Codex Hitda dans un de ces schémas. Bianca Kühnel [3] a consacré un livre complet à la question des liens entre astronomie et théologie, en étudiant des schémas de composition communs (sept cercles en couronne, cinq cercles en croix), notamment dans les Majestas Dei. H. L. Kessler [4] a retrouvé dans toutes les mandorles en huit (et dans d’autres images) les cercles intersectés de Calcidius.
Ces recherches sont passionnantes, mais assez frustrantes : car des analogies formelles peuvent aussi bien prouver une filiation qu’une origine commune.
Ainsi, le schéma générique, très simple, de deux cercles s’intersectant, n’avait pas besoin de passer par Calcidius pour donner aux théologiens carolingiens l’idée de la mandorle en huit (sur ce sujet, voir 3 Mandorle double symétrique ).
Voici donc deux cas inédits, où l’influence astronomique est prouvable : non par des analogies formelles, mais par des textes.
La Majestas Dei du Codex Aureus de Saint Emmeram (870)
Majestas Dei
Codex aureus de Saint Emmeran, 870 Bayerische Staatsbibliothek Munich, Clm 14000, fol 6v
Cette page très célèbre constitue un point culminant parmi les grandes Majestas Dei carolingiennes : inventées vers 840 par les théologiens qui dirigeaient les artistes du scriptorium de Tours, développées trente ans plus tard par ceux de l‘Ecole du Palais de Charles le Chauve, comme c’et le cas pour celle-ci (voir 3b La Renaissance carolingienne).
Elle comporte par bonheur de nombreux textes explicatifs qui permettent de comprendre son ambition totalisante : à la fois schéma théologique et schéma astronomique. On a depuis longtemps reconnu dans sa conception l’influence décisive du grand théologien et poète de l’époque, Jean Scot Erigène. Je ne fais ici que prolonger cette piste fructueuse.
Les textes des Evangélistes
A l’extérieur du losange, chaque Evangéliste reçoit de la part de son Vivant, une inspiration personnalisée, comme expliqué par les vers de Sédulius inscrits sur la bordure du nuage :
Matthieu décrit la naissance humaine du Cbrist.
Marc, de sa voix, crie à la manière du lion rugissant.
Luc mugit d’un pieux amour dans son poème du Christ.
Toi, Jean, en écrivant, tu pénètres au ciel en esprit.
Humanum Christi describit Mattheus ortum.
More boat Marcus frendentis voce leonis.
Mugit amore pio Lucas in carmine Christi.
Scribendo penetras caelum tu mente, Johannes.
Les textes des Prophètes
De même chaque prophète est identifié et distingué par un vers, attribué à Jean Scot Erigène, inscrit sur la bordure du médaillon :
De ceux là, Isaïe empli des présents divins
Et Jérémie également, chantent les miracles de Dieu ;
Et Ezéchiel qui de Dieu décrivit le trône et tout cela (raison pour laquelle seul son parchemin pénètre à l’intérieur du losange)
Et Daniel raconte le Christ détaché de la montagne (allusion à Daniel 2,34)
Ex quibus Isaias divino munere fartus
Hieremias pariter, Domini miracula psallunt
Hiezechihel sedemque Dei describit et ista
Et Danihel Christum narrat de monte recisum .
Le texte du Christ
A l’intérieur du losange, la splendeur du Seigneur est contemplée directement par les Prophètes. Il s’agit bien du Christ en gloire, comme le précisent les deux vers inscrits sur la mandorle :
Le Christ, vie des hommes, gloire suprême des Cieux,
Pèse le monde-tétragone par son discernement merveilleux.
Christus, vita hominum, caelorum gloria summa,
Librat tetragonum miro discrimine mundum.
Le second vers, plutôt obscur, est une paraphrase du vers 6 du poème Aulae sidereae composé par Jean Scot pour Charles le Chauve. Il faut le citer malgré sa difficulté [5], car il constitue le sous-texte indispensable à la compréhension de l’image :
De ses cheveux d’or le soleil (la torche titanide) noue en tous points
Les cercles concentriques de la cour sidérale.
Sur son plateau pesant par deux fois l’ombre égale à la lumière,
Il se retourne par deux fois vers les accroissements tropiques de l’une et de l’autre,
Et partageant ainsi l’année en deux mouvements doubles,
Par cette belle segmentation, il règne sur le monde tétragonal.
Aulae sidereae, vers 1 a 6
Aulae sidereae paralelos undique circos
Crinibus auratis nectit Titania lampas.
Umbram bis luci parilem bis lance staterans
Sese bis tropicos ambarum vertit in auctus,
Ac sic distingens binis bis motibus annum
Regnat tetragonum pulcro discrimine mundum
Ainsi le Christ de l’image, qui « pèse le monde tétragonal » est comparé, par le biais du poème, au soleil qui fait osciller la durée du jour et de la nuit comme les plateaux d’une balance.
A noter qu’un peu plus loin, au vers 15, Jean Scot revient sur l’idée de pesée, en rappelant que Saint Jean Baptiste est « libra conceptus », « né sous le signe de la Balance ».
Un schéma cosmique (SCOOP !)
Majestas domini
Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF Latin 1 fol 329v
Dès la Première Bible de Charles de Chauve, vingt cinq ans plus tôt, les érudits du Scriptorium de Tours avaient tenté de relier le losange de la Majestas Dei et celui des Eléments, en utilisant la correspondance traditionnelle Evangélistes-Saisons : le prix à payer étant de renoncer à l’ordre canonique des Evangélistes selon la Vulgate (voir 3b La Renaissance carolingienne).
La référence explicite à la partie du poème de Jean Scot Erigène qui décrit le mécanisme des Saisons, laisse penser qu’une nouvelle unification a été tentée, et réussie, grâce à une table de correspondance plus savante.
Dans une étude très serrée sur les textes du Codex Aureus [6], Paul-Edward Dutton et Edouard Jeauneau rappellent que Jean Scot avait traduit, entre 862 et 864, le « De ambigua Johannis » de Maxime le confesseur, qui relie les quatre Evangélistes aux quatre Eléments et aux quatre Vertus, selon le tableau suivant [7] :
Il ne reste plus qu’à franchir le dernier pas en regroupant sur le même schéma toutes ces correspondances :
En reprenant la métaphore du Christ/Soleil pesant la lumière (triangles blancs) et l’ombre (triangles noirs), parcourir le losange de gauche à droite revient à voir augmenter la lumière, puis de droite à gauche à voir augmenter l’ombre. Les Prophètes des sommets latéraux correspondent aux solstices (la Lumière puis l’Ombre « pèsent » le plus lourd), et les deux autres aux Equinoxes (égalité des deux plateaux).
Cette exceptionnelle Majestas Dei est donc, grâce à la puissance du losange, aussi un schéma cosmique.
« Pour Erigène, le parallélisme entre le monde visible et le monde invisible était évident puisque, comme il l’exprime dans le Aulae siderae, l’Ecriture et La Nature chantent ensemble » Paul-Edward Dutton et Edouard Jeauneau [6] :
L’Ecriture l’enseigne, avec laquelle consonne l’ordre des Réalités
Aulae siderae, vers 49
Haec scriptura docet cui rerum concinit ordo
Les légendes de l’image (SCOOP !)
Les quatre vers en haut et en bas de l’image sont difficiles. Voici la traduction que je propose :
Formées en carré selon diverses figures,
Les armées des saints contemplent les grandes félicités.
La présente page restitue, par sa splendeur séduisante,
Ce à quoi font écho les maîtres par leur huit bouches pieuses.
Ordine quadrato variis depicta figuris
Agmina sanctorum magna gaudia vident
Pagina nunc praesens retinet splendore venusto
Quae proceres octo ore pio reboant
Le terme « ordine quadrato » (selon un ordre carré) ne s’applique pas à la structure de l’image que nous voyons, mais au contraire à son extérieur que nous ne voyons pas, à l’armée invisible « formée en carré », selon l’expression militaire romaine :
quadrato agmine instructo
L’armée rangée en carré
(César. BG. 8)
Ces armées ne sont pas représentées, mais l’image a la prétention de nous montrer ce que les Saints contemplent en permanence, et que les huit maîtres (Prophètes et Evangélistes) nous ont seulement transmis par leurs mots : le Christ dans sa gloire cosmique.
Une iconographie unique : la Majestas à l’Arbre de vie
Evangéliaire de l’Empereur Heinrich II, vers 1000, BSB Clm 4454 fol-20v, Bayerische StaatsBibliothek , Münich
Parmi les Majestas ottonienne (voir 4 Art ottonien et Beatus), celle-ci est très exceptionnelle. Elle conserve le goût carolingien pour les références antiques et pour l’empilement des schémas de synthèse quadripartis :
- les quatre Evangiles sont assimilés aux quatre fleuves du Paradis, dont les sources sont représentées par quatre Naïades verdâtres, sortes de sirènes à trois queues ;
- les quatre Eléments sont symbolisés, dans les médaillons, par deux couples de Dieux antiques s’affrontant deux à deux :
- Sol (Feu) et Luna (Eau) horizontalement,
- Caelus (Air) et Tellus (Terre) verticalement.
L‘Arbre soutenu à deux mains par la figure de la Terre, rivalise de fantaisie avec les meilleures inventions de Bosch. Il a des cerises pour fruits, et sept branches qui portent, de bas en haut :
- une épine au bout d’une partie écorcée ;
- deux feuilles jointes en forme de chapeau de champignon,
- trois feuilles déployées ;
- à nouveau une feuille-champignon.
.
Puisque les quatre symboles des Evangiles sont associées aux quatre fleuves du Paradis pour former la Fontaine de Vie, l’arbre qui se trouve au centre est un des deux arbres du Jardin d’Eden : pas celui de la Connaissance du bien et du mal, cause du Péché originel ; mais bien l’Arbre de Vie, qui donne l’Eternité à qui mange de ses fruits : d’où les nombreuses cerises qui pendent sous ses feuilles.
.
Les moines qui ont conçu cette iconographie ont jugé bon de l’expliquer, à la page suivante, par un texte tout aussi complexe et dense (traduction personnelle) :
Le Christ est Paix, Bonté, Vertu, Lumière et Sagesse.
Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous.
Ce faisant, il parcourt les lieux amènes du paradis divin.
Et tout comme lui qui, debout, portant les signes de la Victoire
dans les figures et dans les animaux posés dessus,
Offre, par une même Loi, quatre fleuves mystiques au globe,
Que celui qui a soif et qui y boit, vive sauvé pour l’éternité.
Pax, bonitas, virtus, lux et sapientia Christus
Signiferum supra tenet et generale quod infra :
Hac ope divina paradisi calcat amoena.
Et velut hic stando, victoris signa gerendo
In suprapositis animalibus atque figuris
Flumina lege pari dat mystica quatuor orbi,
Qui sitit inde bibat, salvus per saecula vivat.
L’expression « les signes de la Victoire » désigne :
- directement, les moyens de la Victoire du Bien contre le Mal (à savoir les quatre Sources/Evangiles) ;
- implicitement, les fruits de l’Arbre de Vie, par référence à un des rares textes qui en parlent :
« Le vainqueur, je lui donnerai à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu. »
Apocalypse de Jean, II, 7
Un arbre cosmique (SCOOP !)
800-900 Vat Lat 645 fol 66v (c) Biblioteca Apostolica Vaticana
Ce traité carolingien [8] montre bien que « signifer », qu’on traduit habituellement par zodiaque, désigne la sphère extérieure, celle des étoiles fixes. « Tout ce qui est en dessous » peut donc désigner les sept planètes, plus la Terre.
Ainsi le vers énigmatique « Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous », est traduit graphiquement par les deux objets que tient le Christ :
- dans sa main gauche l’arbre (à savoir le « signifer » auquel sont accrochées les sept planètes) ;
- dans sa main droite le globe terrestre.
Breviari d’amor, 1400-20, Lyon BM MS.1351 038v
Or l’ordre de Ptolémée conduit naturellement à une représentation des sept planètes par couples, de part et d’autre du Soleil.
Avec toutes les précautions d’usage, cette présentation rappelle beaucoup les trois étages symétriques de l’arbre de notre miniature, encadré par les Quatre Eléments eux aussi présentées par couples.
Debout contre l’arbre dont les graines produiront, selon la tradition, le bois même de la Croix, le Christ apparaît ici comme le garant du Salut de l’Homme, mais aussi de l’Ordre du Cosmos.
ou des sites spécialisés :
Diagrammes médiévaux :
http://repository.edition-topoi.org/collection/MAPD/search#by_manuscript_id_by_author_filter_key=calcidius;page=1
Manuscrits d’Aratus :
https://aratea-digital.acdh.oeaw.ac.at [2] Anton von Euw, « Die Majestas-Domini-Bilder der ottonischen Kölner Malerschule im Licht des platonischen Weltbildes : Codex 192 d. Kölner Dombibliothek. » dans « Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends. Gedenkschrift des Kölner Schnütgen-Museums zum 1000. Todesjahr der Kaiserin », 1991, T1, p 379-398 [3] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003 [4] H. L. Kessler, « De una essentia innectunctur sibi duo circuli ». dans Jeffrey Hamburger; Brigitte M. Bedos-Rezak. « Sign and Design. Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300–1600 CE) », 2016 [5] Je me suis permis de modifier légèrement la traduction très précise de M Foussart, « Aulae Siderae, vers de Jean Scot au roi Charles », Cahiers archéologiques vol 21 1971 p 84. Le mot discrimen porte l’idée très précise de point-limite, de moment critique, mais aussi l’idée générale de discernement. M Foussart le traduit par la périphrase « ordonnance de ces intervalles ». J’ai préféré ici « segmentation » (pour exprimer la division de l’année en plusieurs points critiques) et « discernement » dans la phrase plus générale du Codex Aureus. [6] Paul-Edward Dutton, Edouard Jeauneau, « The verses of the Codex Aureus of Saint Emmeram » dans « Etudes érigéniennes » 1987 p 627 [7] Caroline Frésard « La relation du texte et de l’image en occident au XIème : l’architecture du texte et l’architecture de l’image chez Raoul Glaber ». Le texte de Maxime le Confesseur se trouve en annexe (p 188), en latin et traduit. https://www.academia.edu/3312733/La_relation_du_texte_et_de_l_image_en_occident_au_XI%C3%A8me_l_architecture_du_texte_et_l_architecture_de_l_image_chez_Raoul_Glaber [8] Ce diagramme et celui qui le suit (Adam au centre du Paradis, entouré par les douze vents) sont étudiés en détail par Bianca Kühnel, [3], p 169 et sss