7 Disques au féminin

Publié le 22 avril 2022 par Albrecht

Moins courante et plus tardive que le disque digital du Christ, cette formule n’a pas acquis le même niveau de standardisation. Les cas conservés semblent relever de plusieurs iconographies différentes.

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Le globe de la Sagesse divine (SCOOP !)

A l’époque carolingienne

Dialectique et rhétorique d’Alcuin (Albinus Flaccus), 850-75, Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices

L’iconographie très singulière de ce dessin à la plume a été étudiée par Anton von Euw, pour qui qu’il s’agirait d’une « adaptation » à partir de la mosaïque disparue de l’abside de la cathédrale d’Aix la Chapelle [1].

Von Euw ne se prononce pas sur la signification du disque marqué d’une croix : médaille ou globe impérial, monde, ou bien offrande eucharistique liée à la fonction liturgique de l’abside. F.Bougard ([2], p 13) relie quant à lui le globe à l’expression « Père du Monde«  qui figure dans le texte de la page précédente.

L’image conclut les Dialectica, sorte de dialogue philosophique entre l’Empereur Charlemagne et son précepteur Alcuin. Von Euw a bien vu que l’image illustre précisément un passage du chapitre « Des Vertus » :

Alcuin : « Puisse Dieu, Seigneur, mon Roi, vous rendre grand et vraiment heureux et permettre à ce (votre) siècle de s’envoler sur le quadrige des Vertus, dont nous venons de parler, vers le sommet du royaume céleste, avec les ailes doubles de l’amour .

Alb : Magnum te faciat Deus et vere beatum, domine mi rex, et in hac virtutum quadriga, de qua paulo ante egimus, ad coelestis regni arcem geminis dilectionis pennis saeculum hoc nequam transvolare concedat.

Avec ses quatre médaillons encadrant la figure divine, l’image suggère de voir, sous le symbole habituel des Evangélistes, les quatre roues ou les quatre moteurs du quadrige des Vertus.


Sorte de schéma auto-référentiel, le globe explique comment lire l’ensemble, et confirme le caractère très théorique de l’image.

La Sagesse entouré par les quatre Vertus, fin 9ème, Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v, IRHT

Dans cette image de structure similaire, le « quadrige des Vertus » est explicitement représenté :

  • la Justice avec sa Balance ;
  • la Tempérance entre deux Contraires (versant de l’Eau vers le bas, du Feu vers le haut) ;
  • la Force avec sa lance ;
  • la Prudence avec son Livre.

Première Bible de Charles le Chauve.

Par son emplacement au début des Evangiles, et par sa structuration autour d’un losange, l’image imite évidemment une Majestas Dei. Si l’on applique la correspondance entre Vertus et Evangélistes définie par Maxime le Confesseur (voir Majestas Dei et astronomie ), l’ordre des quatre est d’ailleurs le même que dans la Première Bible de Charles le Chauve.


Charles le Chauve (détail)
Bible de Saint Paul Hors les murs, 870-75

Cette association des Vertus à une figure trônant apparaît dans la Bible de Saint Paul hors les Murs : d’où l’idée que la figure impériale de Cambrai, avec sa lance, son globe et sa couronne, ne serait autre que Charles le Chauve.

François Bougard a rectifié cette lecture ([3], p 263). Il s’agit d’une figure féminine, comme le montre le voile bleu sombre qui lui barre la poitrine et tourne autour de sa tête, Entourée de ses quatre auxiliaires, elle n’est autre que la Sagesse.


A l’époque romane

Sapientia, Bible, vers 1025-50, Arras BM 0435 (0559), vol. 3 fol 1r, IRHT

Dans la même attitude impériale, avec la lance et le globe marqué à nouveau de la croix, la Sagesse redevenue masculine trône devant les sept piliers de sa demeure, entourée des Vertus qui s’incarnent ici dans des figures masculines identifiés par un texte : à gauche, Justicia au dessus de Fortitudo, à droite Prudentia au dessus de Temperantia (soit le même ordre, mais en miroir, que dans la Sagesse de Cambrai).


Bible de Jumièges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v, IRHT Bible de Fleury, vers 1150, Orléans BM 0013 (010) p 112, IRHT

Sapientia

Comme le note François Bougard, la figure se transporte ensuite à l’intérieur de l’initiale O qui ouvre l’Ecclesiaste « Omnis sapientia a Domino Deo est (Toute sagesse vient de Dieu) ». Le globe a subsisté dans ces deux exemples :

  • en version digitale dans le plus ancien, probablement justifié par la vision cosmique du verset 3 :

« Qui peut atteindre les hauteurs du ciel, la largeur de la terre, la profondeur de l’abîme et la sagesse? »

  • en version « impériale » dans l’autre.

Bible de Chartres 1140-1160, BNF Lat 116 fol 13v, Gallica

La figuration de loin la plus courante de la Sagesse est celle où elle tient un sceptre dans la main droite.

L’amusant est que le globe s’est ici déporté dans la main gauche d’un monstre barbu, qui tient un couteau dans l’autre. Il ne s’agit probablement pas d’une miche évoquant la folie [4], mais de la pomme de la tentation (malum), illustrant la phrase située juste à gauche :

La sagesse n’entre pas dans une âme qui médite le mal

sapientia in malivolam animam non intrabit

Le chef-reliquaire du pape Alexandre 1er

Sapientia (une des huit Vertus) Sapientia (entre de la face arrière)

Socle du chef-reliquaire du pape Alexandre 1er, provenant de l’ Abbaye de Stavelot, 1145, MRAH, Bruxelles, photographie [5]

Le socle présente huit Vertus portant chacune un mot qui la relie à une des huit Béatitudes : ainsi la vertu de la Sagesse est reliée à « Pacifici », « Heureux les pacifiques ».

Toute la complexité de la composition [6] est que Sapientia figure à nouveau au centre de la face arrière, cette fois en tant que Reine des Vertus, portant une couronne et un globe avec l’inscription :

« bonor(um) labor(um) glo(riosu)s e(st) fruct(us) ».

Il s’agit d’ une forme abrégée du Livre de la Sagesse (3, 15) :

« « Il est glorieux le fruit des bonnes œuvres, et ce qui s’enracine dans la sagesse ne périt pas »).

Dans cette iconographie très réfléchie, le globe est donc visuellement un attribut royal, et métaphoriquement un fruit.

Le plafond d’Hildesheim

Le Christ et Marie
1230, plafond peint de la Michaeliskirche, Hildesheim

L’arbre de Jessé qui se développe au plafond de la Michaeliskirche porte à son sommet Jésus trônant entre la lune et le soleil. En dessous se dresse sa mère en figure de la Sagesse, entourée par les quatre vertus. Elle tient de la main droite une quenouille, explicable par le fait que, selon le Proto-Evangile de Jacques, elle tissait le voile du Temple au moment de l’Annonciation.

Dans cette iconographie unique, elle élève de la main gauche une pelote, résultat de son patient travail. Or Honoré d’Autun, dans son Imago mundi, compare explicitement la Terre à une pelote (pila) :

« Sa forme est ronde à la manière d’une pelote ».

Ainsi cette pelote-planète, brandie de la main gauche vers le compartiment supérieur, pourrait expliquer la position inhabituelle du Soleil, placé à la gauche du Christ pour se trouver juste au dessus d’elle.

Les rois Josué et Ezéchiel

Les deux compartiments suivants montrent une collection de globes royaux diversement tenus :

  • dans la main droite baissée, pour le roi Josué ;
  • dans la manche gauche baissée, pour trois des quatre rois qui l’entourent ;
  • dans la main gauche levée, pour le roi Ezéchiel.


Les Rois Salomon et David

Les deux compartiments suivants montrent encore d’autres manières de porter le globe royal :

  • dans la manche gauche levée, ou dans la main droite baissée, pour deux des rois autour de Salomon ;
  • dans la main droite levée, pour le roi David.

Il est clair que le but est ici la variété graphique, puisque six des huit possibilités sont présentes. Significativement, il manque la position la plus courante, le globe dans la main gauche baissée : les concepteurs du programme iconographique ont tenu à bien distinguer les rois bibliques et les empereurs germaniques.


Les Sedes Sapientiae au globe

On nomme ainsi des Vierges à l’Enfant très hiératiques, où Marie sert de « trône » à la « sagesse » que représente l’Enfant Jésus. Certaines présentent un globe dont l’interprétation est discutée.

Vierge d’Or d’Essen,
Vers 980, Essener Munster, Essen

L’Enfant tient un livre dans sa main gauche et lève la main droite vers sa mère.

Vu de biais, on a l’impression qu’il tend la main vers le globe orné de joyaux, trop grand pour qu’il le tienne : ce serait alors un globe impérial qu’elle porte à sa place, en une sorte de régence.

Mais vu de profil, le globe se superpose à l’auréole de l’Enfant, elle-aussi ornée de joyaux : le globe serait plutôt un fruit précieux, mis en balance avec cet autre fruit que constitue l’Enfant Jésus.

Ordo ad Pueros consignando omnipotens, Pontifical de Cambrai, c.1050, Cologne DDB, Cod. 141, f.5v

Une troisième possibilité nous est suggérée par cette image très exceptionnelle, créée au monastère de Saint-Vaast à Arras. D’esprit encore très carolingien, elle montre une Vierge trônant sur un grand globe et élevant de la gauche un petit disque marqué d’une croix. L’image illustre la liturgie de la Confirmation et sert d’initiale à la formule « Omnipotens sempiterne deus ». Le geste d’élévation et la connotation d’omnipotence rappellent le disque-monde des Majestas Dei dans sa version palmaire (voir 2 Une figure de l’Incommensurable) : l’ancienne figure de la toute puissance du Seigneur aurait été ici transférée à la Vierge, en changeant de bras.

Par ailleurs, le geste d’élévation à pour résultat de mettre en balance l’auréole de l’enfant et le disque. Trop grand ici pour évoquer un fruit, il introduirait donc une autre métaphore : l’Enfant est le Monde, ou l’Enfant pèse autant que le Monde.


Sedes sapientiae, Châsse de St Symphorien, vers 1160, Saint-Symphorien-lez-Mons

Lorsque le globe est en position basse, toute idée d’équivalence s’efface : l’enfant Jésus sur un des pignons de la châsse imite, en réduction, le Christ en Majesté de l’autre face (il bénit de la droite et tient de la gauche un rotulus, à la place du Livre). La couronne de la Vierge renforce ici l’idée de régence : elle tient à la place de l’Enfant le globe de son pouvoir, encore trop grand pour sa menotte.

Sedes Sapientiae, vers 1150, Région mosane, Musée Grand Curtius, Liège

Lorsque le globe est de taille modeste, de couleur rouge, et dédoublé, l’interprétation se complique. Puisque la mère tient son fils de la main gauche, et que celui-ci tient le plus petit globe de la même main, celui-ci doit être un « fruit ». Le globe plus grand, que la Reine lui fait toucher mais pas porter, devrait quant à lui être le globe de son futur pouvoir.


Un répertoire de disques : le Collectaire de St. Erentrud, vers 1200

Ce manuscrit, dans un style byzantinisant, propose pas moins de quatre occurrences du disque doré.

Les deux premières font partie de la liturgie de la fête de la Purification de Marie et de la Présentation de Jésus au Temple.

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902, p 43

Marie apparaît une première fois seule, en impératrice, présentant le globe crucifère qu’elle élève de la main gauche. L’initiale E ouvre la prophétie de Malachie :

Voici que j’envoie mon messager, qui prépare la route devant moi, et il viendra, dominateur, dans son Temple

Le globe crucifère sert en somme de substitut à l’Enfant à venir, et la posture impériale de Marie convient à son statut de mère, de Temple du dominateur.


Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902, p 150

La deuxième Vierge au globe forme une sorte de pendant à la première. Elle illustre l’oraison :

Dieu tout-puissant et éternel, qui en ce jour a voulu que ton Fils unique te fût présenté dans ton saint Temple

Cette scène de présentation de l’Enfant n’a plus rien d’impérial : le globe rouge, de petite taille, est constellé des mêmes pierreries que le corsage de la Vierge, c’est donc un attribut qui lui appartient. Il s’agit probablement de la « pomme du salut » (Heil-Apfel), le Fruit de Marie qui inverse la Pomme d’Eve.


En aparté : la Pomme du Salut

Dans son Commentaire du Cantique des Cantiques (1117-1126), Ripert von Deuz a développé l’opposition entre le mauvais fruit d’Eve et le bon fruit de Marie, à savoir l’Enfant Jésus lui-même.

Vierge à l’Enfant
1119, Fresque du bas de l’abside centrale, basilique St. Peter und Paul (Petersberg)

Cette fresque contemporaine de l’oeuvre de Rupert se rattache probablement au thème du globe-fruit, puisque la prière du Salve regina, inscrite en dessous, demande explicitement « montre-nous Jésus, le fruit béni de tes entrailles. » A noter que la plupart des fresques des trois absides ont été peintes ex nihilo au début du XXème siècle, mais cette partie semble être restée assez proche des fragments qui subsistaient.

Madone de Siegburg
Vers 1160, Museum Schnütgen, Cologne

Vu la taille du globe et le geste de préhension entre le pouce et l’index, cette Vierge à l’enfant se rattacherait elle-aussi au fruit du salut.


Fol 247 Fol 261

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902

Revenons aux deux derniers disques du Collectaire de St. Erentrud. Le troisième accompagne une oraison à la Vierge, dont il est précisé seulement qu’elle est intercetrice. Le quatrième illustre un passage de la liturgie de la Saint Michel :

« Dieu, qui dispose dans un ordre merveilleux les ministères angéliques et humains ».

Le copiste utilise pratiquement le même schéma graphique pour la Reine du Ciel et l’émissaire divin, le sceptre supplantant le bâton de messager et le globe crucifère (pouvoir suprême) supplantant le disque conventionnel de l’archange (pouvoir militaire).


Deux iconographies de moins en moins discernables

Au treizième siècle, les habitudes graphiques commencent à brouiller les significations bien distinctes que ces images ont dû avoir lors de leur introduction. La rareté des exemples et l’incertitude des datations ne permettent pas de dégager des généalogies précises des différents motifs, et les cas où on peut les discriminer avec certitude sont rares. Néanmoins le Collectaire de St. Erentrud confirme l’existence d’au moins deux familles distinctes :

  • le globe impérial crucifère ;
  • la pomme du Salut.

Guylène Hidrio, qui a consacré au sujet une étude très poussée focalisée sur la région d’Hildesheim, conclut à la difficulté de distinguer les deux iconographies et le moment de la transition :

« Ces oeuvres se sont certainement influencées entre elles, et un glissement de sens de la pomum imperiale à la pomum salutis a pu se mettre en place. Le globe, emblème de victoire des souverains est supplanté petit à petit par l’emblème de la victoire de l’intercession de Marie et de son rôle dans l’économie du salut, par une pomme qui symbolise le fruit de ses entrailles. » ([7] , p 80)


Un cas particulier : le disque de l’Assomption

F.Bougard ([3], p 263) a rassemblé plusieurs exemples où un disque digital est associé à la Royauté de la Vierge, dans le contexte de sa Montée au Ciel, suivie de son Couronnement :

L’Assomption du Sermonnaire de Jumièges

Assomption de Marie
Sermonnaire de Jumièges, 1075-1100, Rouen BM MS 1408 fol 4, IRHT

Cette image sert de frontispice au sermon Cogitis me du Pseudo-Jérôme. La couronne (sur laquelle descendent les sept dons de l’Esprit Saint) est expliquée par une des phrases du sermon :

« Reine du monde aujourd’hui enlevée de la Terre ».

La tige fleurie, à main droite, illustre un autre passage du sermon :

« La mère de Dieu s’élevait du désert du siècle présent, tige sortie de la racine de Jessé« .

Mais la tige est aussi un sceptre : la petite phrase verticale, à gauche de l’image, souligne son caractère paradoxal, puisque lors de l’Annonciation, Marie a répondu à l’ange qu’elle était la servante du Seigneur :

Le céleste, fidèle (l’ange) s’est mis au service de celle-ci. Servante, elle t’a obéi.

Celicus huic ce(r)t(us) servit . Famula tibi obedit


Dans le petit disque qu’élève la main gauche de la Vierge , Marie-Louise Thérel [8] voit l’anneau de la foi (annulum fidei) que le sermon attribue aux vierges :

« C’est pourquoi, O Filles, soyez prudentes comme le serpent et simples comme la colombe (Mal., 10, 16) pour que, par votre prudence parfaitement éclairée, vous conserviez l’anneau de votre foi et, intacte et inviolée, la perle précieuse pour laquelle vous avez tout laissé. »

Mais dans la même logique, le disque pourrait tout aussi bien représenter la perle de la virginité.

F.Bougard y voit quant à lui, associé au sceptre, un autre cas d’orbicule royal.

Une inscription-clé (SCOOP !)

La petite phrase verticale, à droite de l’image, n’a pas été exploitée. Puisque celle de gauche commente le sceptre, celle-ci commenterait-elle le globe ?

Digne elle demande à engendrer le pôle, le Seigneur. Voici Marie.

Digna d(ominu)m generare polu(m) petit ecce Maria

Cette formulation étrange , avec le mot « pôle » et le brusque passage au présent, se comprend par référence à un hymne d’Enodius sur l’Ascension :

Maintenant le Christ monte au pôle (autrement dit a l’étoile polaire, au centre du cosmos).[9]

Iam Christus ascendit polum

Aussi étrange que cela puisse paraître, le globe aurait donc ici la même signification, dans cette Assomption, que dans les rares Ascensions où nous l’avons rencontré (voir 6 La fortune du disque digital ) : il indique le Pôle, la destination du mouvement. Et la conclusion lapidaire « Voici Marie » évoque, en deux mots, l’arrivée de la Mère dans le Ciel,  où son Fils l’attend.



La manière précieuse de tenir le sceptre par son bulbe terminal, de la même manière que le disque, mérite une explication.

Augustin, Enarrationes in Psalmos ci-cl, 1130-40, Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3r.

Cette Vierge à l’Enfant présente le même geste : le fleuron terminal sort lui-aussi de la mandorle, et porte un oiseau qui pourrait-être, ici encore, la colombe du Saint Esprit. A noter l’instance sur le motif de la fleur de lys, qui se retrouve en haut de la couronne et sur les souliers.

L’Assomption de Chartres

Sedes Sapientia, 1145-55, Haut de la verrière de l’Enfance du Christ, Cathédrale de Chartres

Dans cette iconographie unique, le geste est symétrisé, ce qui rend l’interprétation délicate. On considère habituellement que les deux sceptres illustreraient l’idée de double royauté de la Vierge, sur les anges et sur les hommes : mais rien dans la composition ne vient corroborer cette notion, théologiquement marginale, et qui n’explique pas la seule dissymétrie visible : les personnifications du Soleil et de la Lune.

L’idée dominante dans le reste de la verrière est bien celle de la Royauté terrestre de Jésus :

  • reconnaissance par ses pairs, les Rois mages (troisième registre) ;
  • reconnaissance par son concurrent le roi Hérode (cinquième registre) ;
  • reconnaissance en Egypte par le gouverneur d’Aphrodisius (sixième registre) ;
  • reconnaissance par ses sujets lors de l’Entrée à Jérusalem (huitième registre).

L’Adoration des Mages, troisième registre

Dans cette scène-clé, Marie, déjà Reine sur Terre (couronnée et trônant) présente aux Rois, coté Etoile, un seul sceptre florissant, qui symbolise manifestement l‘Enfant-Roi.

Dans la scène sommitale :

  • le sceptre fleurissant que Marie présente côté Soleil a la même signification, la Royauté de l’Enfant ;
  • celui qu’elle présente côté Lune, strictement identique, représente la Royauté égale accordée à sa Mère par son Fils, après son Assomption dans le Ciel.

En aparté : la prophétie d’Isaïe et l’arbre de Jessé

Une tige sortira de la racine de Jessé, Isaïe 1:1

Et egredietur virga de stirpe Iesse

L’idée que la tige signifie le Christ, qui donc est un descendant de Jessé est, très ancienne, même si l’iconographie de l’Arbre de Jessé ne se développe qu’à partir de 1086 (Codex Vyssegradensis).

Au 3ème siècle, Tertullien, a vu dans l’assonance virga/virgo l’annonce de l’accouchement miraculeux d’une Vierge : la « tige » est donc non pas Jésus, mais la Vierge.

En 1007, Fulbert de Chartres compose pour la Nativité de Marie un introït qui précise et popularise la métaphore florale :

La tige, c’est la Vierge, la Mère de Dieu, et la fleur, c’est son Fils.

Virgo Dei genetrix virga est flos filius eius

Reliquaire provenant d’Hildesheim, 1150-1200, Vatican, Museo sacro Inv N° 849

Bien que la fleur de lys soit, par sa blancheur, un emblème de la Virginité, il est probable que lorsqu’elle apparaît en symétrie avec l’Enfant, elle illustre précisément la métaphore Jésus/Fleur et Marie/Tige. Ici, pour des raisons de place, la « tige » est réduite au bulbe terminal, mis en relief par le geste de préhension. Tandis que dans l’image de Jumièges, elle traverse la mandorle et se développe en un sceptre portant en haut la fleur de lys.


Phylactère de St Martin (détail), 1230, Trésor d’Oignies, Musée de Namur

La symétrie est ici parfaite entre le globe triparti de la Terre, tenu par l’Enfant, et le bulbe florissant tenu par sa Mère. Le fleuron se termine par un troisième globe surgissant de feuilles de chênes, de la même manière que, sur la couronne juste à côté, trois glands surgissent de feuilles de chêne. Le sceptre florissant exprime donc, d’une manière particulièrement ingénieuse, que Marie est le bulbe et que Jésus est le fruit.


Assomption de Marie
Missel de St Maur, 1075-1125 BNF Lat 12054 fol 218v

Le texte introductif, juste au dessus de l’initiale, justifie la présence très originale d’un ange et de Jésus sur les deux branches du V :

« de l’Assomption les anges se réjouissent et louent conjointement (conlaudant) le Fils de Dieu. »

On trouve au verso de la page la même formulation suivie de l’explication de cette joie :

« Aujourd’hui la Vierge Marie est montée au ciel (celos ascendit). Réjouissez-vous car avec le Christ elle règne éternellement. »

La couronne et le disque-ciel ont donc ici la même signification que dans le Sermonnaire de Jumièges.

Le sceptre fleurissant dans la main droite renvoie encore à la tige de Jessé, comme suggéré par une citation qui figure en bas de la page :

« (Et dans ta majesté avance-toi, monte sur ton char, combats) pour la vérité, la douceur et la justice, et que ta droite te fasse accomplir des faits merveilleux. » Psaume 45,5

Le « fait merveilleux » renvoie à la prophétie d’Isaïe : une Vierge qui accouche.

Assomption de Marie, Pontifical à l’usage de Mayence milieu 13ème s, BNF Lat 946 fol 117v

Dans cette autre image de l’Assomption, Marie est désignée par le texte associé comme « reine des milices célestes ». Comme le note F.Bougard, le sceptre florissant est ici remplacé par le fleuron.

Dans le contexte très particulier de l’Assomption, le disque digital, associé à la couronne et au sceptre florissant, transcrit visuellement l’expression « Reine du Ciel ». Tenu en l’air par Marie, il n’a plus rien à voir avec le petit monde carolingien : il montre, tout simplement, ce qu’elle aspire à rejoindre : le Ciel, où son fils se trouve déjà.


Après l’Assomption : le Couronnement

Couronnement de Marie,
Initiale S pour la Vigile de l’Assomption, début 15ème , Sens BM 018 p 276 IRHT

Le Couronnement de Marie conclut l’Assomption, lorsque Marie a rejoint son Fils. Dans cette image, celui-ci lui transfère sa couronne, tandis que Marie tient dans sa main droite le globe que son Fils vient de lui donner. Cette composition très exceptionnelle contrevient aux conventions de l’époque, selon lesquelles :

  • le globe est toujours celui de la Terre, en général triparti,
  • il est tenu par le Christ, dans sa main gauche,
  • Marie se présente en position d’honneur, à main droite de son Fils.

Couronnement de Marie,
Initiale G pour l’Assomption, 1408, Bibl. Mazarine – ms. 0416 IRHT

Ces anomalies s’expliquent sans doute par les contraintes de la lettre S, les Couronnements s’inscrivant habituellement dans des initiales rondes (G ou D).


La nuance Maria-Ecclesia

Vierge médiatrice, façade occidentale, 1095-1130, Abbatiale de Saint Jouin de Marnes

Située juste sous le Christ du Jugement dernier, Marie en position d’unique intercetrice représente l’Eglise. L’objet rond qu’elle tient dans sa main gauche est peut être une grenade, fruit dont les multiples pépins symbolisent la réunion des Chrétiens. D’autres y voient une bourse contenant les bonnes actions des fidèles, allusion à la Parabole des Talents qui, dans le texte de Matthieu, est incluse dans le passage sur le Jugement dernier [10] .

Maria-Ecclesia
vers 1125, Eglise Saint Georges, Monastère de Prüfening (près Ratisbonne)

Dans cette fresque très remaniée au XIXème siècle, la Vierge trône au centre de la coupole, entourée des symboles des Evangélistes, véritable Majestas Dei au féminin. Le texte explique assez bien l’image :

Resplendissant des joyaux des vertus, la vierge immortelle, partageant le couche de l’Epoux, règne avec l’Epoux pour les siècles.

Virtutum gemmis pr[a]elucens virgo perennis sponsi juncta thoro sponso conregnat in (a)evo

Le balancement de la formule paraphrase ouvertement un vers d’Ovide :

Partageant ma couche, tu dois porter mon nom

Ovide, Fastes, liv. III, v 11.

Tu mihi juncta toro, mihi juncta vocabula sumes.

Le vers légitime, en somme, le remplacement de la figure habituelle du Seigneur par celle de son Epouse l’Eglise, qui tient d’une main l’étendard de la Foi, de l’autre la sphère du Monde sur lequel elle règne.

Majestas domini, fol 14 Majestas virginis, fol 165v

Psautier Shaftesbury, Angleterre, 1225-50, British Library Lansdowne 383

Dans ce psautier très singulier dont le contexte royal est manifeste (voir 4 Mandorle double pathologique ), la donatrice se prosterne devant le Christ-Roi en majesté, puis plus loin devant la Vierge-Reine : le geste d’invitation de l’Enfant l’autorise à se redresser et à se placer au seuil de l’image, qui avec ses deux rideaux bleus figure le porche d’une église.

Au globe-puissance du Christ fait écho le globe en germination de la Vierge

Il prend sans doute ici un sens supplémentaire : au symbolisme habituel du rameau de Jessé se superpose le symbole de l’Eglise florissante, repris en écho en haut du clocher et en haut de la couronne.


Cas particuliers

Une pomme d’or ?

Sainte Catherine d Alexandrie
Fin 12eme, crypte de l’église Notre-Dame de Montmorillon

Dans cette iconographie très particulière, la main gauche de l’Enfant est baisée par sa mère en préfiguration de sa future blessure, tandis que sa main droite donne à Sainte Catherine la couronne du martyre. Celle-ci élève dans sa main gauche un disque doré .

William M. Hinkle, après avoir exclu qu’il s’agisse d’une hostie ou de l’anneau du mariage mystique, y voit le globe impérial, attribut de la sainte en même temps que sa couronne royale.

Yvonne Labande-Malfert, dans son compte-rendu de l’ouvrage de Hinkle [5], est plus spécifique. Elle rappelle qu’une pomme d’or « qui signifie la terre du royaume » faisait partie des attributs remis aux Rois Chrétiens de Jérusalem lors de leur couronnement, selon les « Assises de Jérusalem » rédigées au 13ème siècle ([6], p 121). Selon elle, le disque doré est la pomme d’or que l’Enfant a donnée à la sainte en même temps que la couronne. Catherine « est entrée dans la Jérusalem céleste, le Royaume de vie. Mais le royaume est aussi le fruit de vie, dont elle jouira éternellement, nous dit l’Apocalypse. Les deux images se superposent. »

Pour F.Bougard [7], ce disque est un exemple tardif d’orbicule royal, Catherine étant fille de roi.

Fresques de l’absidiole sud
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg

L’iconographie très complexe (voir notamment Dissymétries autour de Dieu) de cette chapelle entièrement recouverte de fresques, ainsi que le disparition quasi totale des textes des banderoles, rendent difficile l’identification de cette figure royale, reliée par une banderole à un buste de Jésus bénissant.

L’absidiole nord et la voûte au dessus de l’entrée comportent elles-aussi des figures féminines trônant, reliées respectivement à la colombe du Saint Esprit et à un ange représentant Dieu le Père. Il est donc probable que les trois reines sont trois figurations de Marie-Ecclesia, inspirée par la Trinité [8]

Celle de l’absidiole sud étant relié à la personne du Christ, il est vraisemblable que le globe qu’elle exhibe est une hostie.

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Références : [1] Anton von Euw « Karl der Grosse als Schüler Alkuins, das Kuppelmosaik des Aachener Domes und das Maiestasbild in Codex C 80 der Zentralbibliothek Zürich », Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 61/1, 2004, https://baselbern.swissbib.ch/Record/288296486 [2] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document [3] François Bougard, « Le peseur du Monde : l’orbicule de la Royauté, de Charlemagne à Saint Louis » dans : Charlemagne : les temps, les espaces, les hommes : construction et déconstruction d’un règne », pp. 245-269 [4] Charlotte Denoel, « La Bible de Chartres, Art de l’enluminure n°66, septembre-novembre 2018 » https://www.academia.edu/37374282/La_Bible_de_Chartres_Art_de_lenluminure_n_66_septembre_novembre_2018_avec_Damien_Bern%C3%A9_et_Philippe_Plagnieux [5] Sophie BALACE, CHEF-RELIQUAIRE DU PAPE SAINT ALEXANDRE, dans Feuillets de la Cathédrale de Liège, 2014 https://www.europaethesauri.eu/files/CatalogueOeuvreMeuse.pdf [6] Hadrien Kockerols « WIBALD ABBE DE STAVELOT (1130-1158) LES RELIQUES ET LES RELIQUAIRES », https://www.academia.edu/43159044/WIBALD_ABBE_DE_STAVELOT_1130_1158_LES_RELIQUES_ET_LES_RELIQUAIRES_par_Hadrien_Kockerols [7] Guylène Hidrio « De la Reichsapfel au fruit de la vie éternelle. Questions autour d’un objet symbolique à Hildesheim » dans « Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions », 2013, p 55-88 https://www.academia.edu/45093720/_De_la_Reichsapfel_au_fruit_de_la_vie_%C3%A9ternelle_Questions_autour_dun_objet_symbolique_%C3%A0_Hildesheim_ [8] Marie-Louise Thérel, « A l’origine du décor du portail occidental de Notre-Dame de Senlis : Le triomphe de la Vierge-Église. Sources historiques, littéraires et iconographiques » Documents, études et répertoires de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes Année 1984 34 https://www.persee.fr/doc/dirht_0073-8212_1984_mon_34_1#dirht_0073-8212_1984_mon_34_1_T1_0344_0015 [9] On lit par exemple dans un traité d’astronomie fréquemment recopié au Moyen-Age, l’Aratus révisé : (Scholia Sangermanensia) :

Les sommets opposés, entre lesquels se meut la sphère céleste, étaient nommés pôles par les anciens. L’un est l’austral, que nous ne pouvons jamais voir depuis la Terre ; l’autre est le septentrional, nommé Borée, qui ne se couche jamais.

Vertices extremos, circa quos sphaera caeli uoluitur, polos antiqui nuncupauerunt. E quibus unus est australis, qui terrae objectu a nobis numquam uidetur ; alter septentrionalis, qui et boreus uocatur, qui numquam occidit.

[10] Le supplice et la gloire: la croix en Poitou p 98 [11] William M. Hinkle. — The Iconography of the Apsidal Fresco at Montmorillon, dans « Münchner Jahrbuch der bildenden Kunst », t. XXIII, 1972, compte-rendu par Yvonne Labande-Mailfert https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1973_num_16_64_3053_t1_0326_0000_2 [12] Don Atilano Melgnizo « El sacerdocio y la civilización » TOMO IV, Mexico 1859 http://cdigital.dgb.uanl.mx/la/1080021479_C/1080021485_T4/1080021485_MA.PDF [13] Peter Morsbach « Der Dom zu Regensburg: Ausgrabung, Restaurierung, Forschung : Ausstellung anlässlich der Beendigung der Innenrestaurierung des Regensburger Domes, 1984-1988 : Domkreuzgang und Domkapitelhaus, Regensburg, 14. Juli bis 29. Oktober 1989 », p 34