1869 — L'ouverture du nouvel Opéra de Vienne relatée par le directeur de l'Opéra de Paris lors de son inauguration

Publié le 22 avril 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

 

Le directeur de l'Opéra de Paris, Emile Perrin, signait un long article consacré à l'ouverture du nouvel Opéra de Vienne dans le Figaro du 4 juin 1869. Les photos et dessins d'architecture sont hors article.
L'OUVERTURE DU NOUVEL OPERA de VIENNE
    Nos lecteurs auraient tort de h'effrayer de la longueur de l'article que nous leur offrons aujourd'hui à la place de la chronique ; c'est une page très intéressante, très curieuse qui, pour ne pas être signée d'un homme de lettres, n'en est pas moins excellente. M. Emile Perrin, le directeur de l'Académie impériale de musique, avait été convié à l'inauguration du nouvel Opéra de Vienne. Nous avons rencontré M. Perrin à son départ, et il voulut bien nous promettre quelques lignes sur la solennité artistique à laquelle il allait assister. Une fois à Vienne, M. Perrin a vu et bien vu, non seulement l'Opéra, mais encore le pays. Il a rapporté de son voyage un article tout à fait intéressant où, à côté des renseignements artistiques d'un homme compétent en pareille matière, le lecteur trouvera des appréciations d'un ordre élevé. Nous n'avons pas tenu compte de la modestie de notre collaborataur d'un jour qui comptait s'abriter derrière un psendonyme ; car nous pensons que le nom de M. Perrin, au bas de cette page, a une saveur toute particulière.    Un article sur le nouvel Opéra de Vienne, signé par le directeur de l'Opéra de Paris, c'est, à notre avis, une de ces bonnes fortunes que tous les journaux ne peuvent pas offrir à leurs lecteurs.
Le secrétaire de la rédactionAlexandre Duvernois.          
    La première pierre du nouvel Opéra de Vienne a été posée en 1861. Les constructions du nouvel Opéra de Paris étaient alors commencées depuis près d'une année. L'inauguration de la salle viennoise, terminée dans les délais prévus, a eu lieu mardi dernier. Il est à peu près impossible d'entrevoir l'époque où seront achevés les travaux de notre Opéra. Dans sa dernière séance, la dernière législature a même pris soin de décréter, à cet égard, un statu quo regrettable à bien des titres et préjudiciable à de si nombreux intérêts.    Ceax qui blâment si haut les embellissements de Paris, qui mettent en accusation M. le préfet de la Seine pour l'impulsion vigoureuse qu'il leur a donnée, ne tiennent pas asez compte du mouvement analogue qui s'est produit dans toutes les capitales de l'Europe. Les exigences de  nos sociétés modernes se manifestent impérieusement. Le droit au bien-être, la diffusion du luxe, les jouissances hâtives après le travail excessif, voilà leurs aspirations. Il n'est donné à personne de résister à ce courant. Un esprit sagace doit, au contraire, le pressentir, et c'est d'un administrateur clairvoyant de se laisser ainsi poasser vers l'avenir.    On a dit que nous avions donné l'exemple, que Paris avait été le foyer contagieux d'où s'était élancée cette fièvre des folles entreprises, des constructions dispendieuses. En cela perça encore un petit bout de l'oreille de notre amour-propre national. Nous avons fait ce que les autres faisaient comme nous, en même temps que nous. Comparativement, Paris n'a fait que le nécessaire, car s'il eût fait moins, Paris serait aujourd'hui en arrière de Vienne et de Berlin.
I
    Je n'avais pas vu Vienne depuis 1858. La vieille ville s'apprêtait alors à sauter par dessus ses remparts, on commençait les immenses travaux qui, en quelques années, ont si profondément changé la physionomie de la capitale de l'Autriche. Aujourd'hui, les splendides constructions de la Ring Strasse (boulevard circulaire), font à la cité nouvelle une ceinture de palais et, des sombres bastions de briques qui brisèrent l'effort des Turcs, je n'en ai plus retrouvé qu'un seul ; encore celui-là était-il peint sur la toile du fond du prologue d'ouverture.    Au centré des constructions nouvelles, à la place d'honneur de ce quartier fastueux dont il terme comme le point perspectif, tournant le dos à la vieille salle, qui n'est plus qu'une masure, s'élève majestueusement (massivement serait plus juste peut-être) le nouvel Opéra de Vienne. Il a sur son frère de Paris ce grand avantage qu'on ne lui a ni marchandé la place ni économisé les abords. Il s'inscrit régulièrement sur de belles lignes rectangulaires, et, quoique entouré de constructions monumentales dont la hauteur dépasse de beaucoup celles de nos boulevards, il ne souffre point de ce voisinage. La Ring Strasse, sur laquelle donne sa façade, n'a pas moins de 70 mètres de large. De l'angle de la rue Neuve-de-Carinthie, on peut embrasser l'ensemble du monument à plus de 100 mètres de distance.
II
    Le nouvel Opéra a coûté environ neuf millions de florins, plus de 18 millions de francs, le terrain non compris, bien entendu. Vous voyez que nous ne sommes pas loin des chiffres qui scandalisaient si fort quelques-uns de nos députés, chiffres que M. le commissaire du gouvernement défendit assez faiblement, ce me semble. Encore si l'on compare les ressources financières de la France et celles de l'Autriche, on trouvera que de ce côté le sacrifice a été plus lourd et l'effort plus grand. Mais l'Opéra joue un grand rôle dans les capitales nouvelles. C'est un centre d'attraction pour toutes les industries de luxe, si nécessaires à la prospérité des villes ; son nom seul indique qu'il doit réunir tous les arts ; il les réunit, en effet, dans leur expression la plus complexe, la plus populaire, la plus vivante. Ce cercle où les classes élevées de la société se retrouvent périodiquement, est en même temps accessible à tous ; cette communauté de plaisirs, de sentiments est un besoin et un caractère de notre société moderne. Quand un souverain veut faire à un autre souverain les honneurs de sa capitale, il le mène à l'Opéra ; c'est toujours l'Opéra qui fait le mieux aux voyageurs et aux étrangers les honneurs de la cité. L'empereur François Joseph a donc voulu que l'Opéra nouveau fût digne de la Vienne nouvelle. Certes, dans ces dernières années, le gouvernement autrichien a eu à subir de rudes épreuves, le souverain a enduré de cruelles angoisses ; mais pendant les jours les plus néfastes, ni les travaux d'embellissement de la ville, ni la construction du vaste monument qui nous occupe n'ont souffert du moindre ralentissement. Cette persévérance, cette énergie font également honneur au souverain, au gouvernement et à la nation autrichienne.

III 
    Le nouvel Opéra a été élevé et construit sur les plans de deux architectes distingués, MM. Edouard van der Nüll et Aug. Sicard de Sicardsburg. Deux médaillons de marbre placés aux murs du grand escalier honorent leur mémoire, car aucun d'eux ne vit s'achever l'œuvre commune. Ils sont morts dans la même année, deux ans avant l'inauguration du monument, qui fut terminé, d'après leurs plans et leurs dessins, par un troisième architecte, M. Vitt, le mari d'une artiste de rare mérite, un grand soprano dramatique, fort en faveur auprès du public viennois. Sans atteindre les dimensions colossales de l'Opéra de Paris, celui de Vienne est un édifice de grandes proportions. Il restera le plus vaste et le plus complet en ce genre tant que le nôtre ne sera pas terminé.    Je voudrais que les critiques sévères qui se sont un peu trop hâtés de juger l'œuvre de M. Charles Garnier pussent comparer l'impression produite par les deux monuments. On a reproché à l'artiste français l'excessive recherche de l'ornementation, la variété des motifs, sa préoccupation de ce que l'architecture appelle aussi le " mouvement ". Les artistes viennois me semblent être tombés dans l'excès contraire par la rigidité des lignes, l'absence de relief, l'uniformité des parti-pris. L'édifice manque absolument de grâce, de sveltesse, il ne se détache pas du sol dans lequel les arcades de la façade semblent engagées. L'impression de lourdeur est d'autant plus sensible que les demeures princières qui abondent ici et même beaucoup de maisons particulières sont construites dans un style plus élégant et plus orné.    Par un singulier contraste, les colorations du marbre et du métal dont l'architecte français a fait, dans la construction d'un théâtre, un judicieux emploi, absentes de celui-ci, se retrouvent dans l'édifice gigantesque qui lui fait face, si bien que la méprise serait excusable et que l'étranger, placé au milieu de la Ring Strasse, peut hésiter et ne pas deviner, du premier coup d'œil, s'il a l'Opéra à sa droite ou à sa gauche. C'est là, au contraire, une incontestable qualité de l'œuvre de M. Charles Garnier, qualité première, essentielle de toute œuvre d'architecture, de dire tout de suite ce qu'elle est, de porter sa destination écrite dans son caractère, dans son ensemble.
IV
    L'accès du théâtre est facile et bien conçu. L'avant-corps de la façade, percé de cinq arcades, répondant à cinq portes du vestibule, permet aux voitures d'arriver à couvert. Quatre autres portes latérales sont réservées aux piétons et les mettent en communication directe arec des escaliers latéraux qui conduisent aux places plus modestes. Le grand escalier est exclusivement réservé aux spectateurs des loges. Le vestibule est un peu bas, mais la disposition de l'escalier est belle, suffisamment monumentale, somptueuse et de bon goût à la fois. Le foyer et la loggia qui l'accompagne n'ont pas les grandes proportions qu'on leur a données dans l'Opéra de Paris. Cela tient à ce que l'architecte français a disposé de toute la largeur de son monument, tandis qu'ici, la loggia, dont les divisions répondent exactement à celles du foyer, n'occupe que l'emplacement de l'avant-corps de la façade.    Les bustes de douze compositeurs illustres, au-dessus de ces bustes douze voussures représentant la scène principale d'un de leurs chefs-d'œuvre, composent la principale décoration de ce foyer. Voici les noms des compositeurs que le peintre a choisis et placés dans un ordre dont je ne me rends pas bien compte, mais je crois qu'il est bon de commencer par le premier. Gluck (Armide), Mozart (la Flûte enchantée), Haydn (la Création), Dittersdoff (le Barbier de village), Meyerbeer (les Huguenots),Weber (Freyschutz), Rossini (le Barbier), Cherubini (les Deux journées), Boïeldieu (la Dame blanche), Spontini (la Vestale), Spohr (Jessonda), Shubert (la Guerre des femmes). Dans deux salons attenants au grand foyer, les bustes de Bellini et de Donizetti, et ceux de M. Auber et de Wagner, qui, placés en face l'un de l'autre, me semblent bien un peu se faire la grimace.    Les peintures du foyer et celles des cartouches de la loggia représentant les types nombreux des divers opéras de Mozart, font le plus grand honneur au maître Gugitz, de l'école de Munich, si je ne me trompe.    Comme à Paris, une entrée particulière est réservée pour l'Empereur. Des quatre pavillons latéraux, un de ceux de gauche lui est exclusivement consacré. Lepavilloa correspondant à droite forme une entréa spéciale pour les archiducs. L'escalier qui conduit à la loge impériale, la salon d'honneur; une galerie des fêtes qu'on nomme salle de banquet, et dans laquelle on remarque une suite de fresques sur les Nozze di Figaro, dues au pinceau élégant de M. Engerth, tous les aménagements intérieurs de cette loge et de ses dépendances sont d'une richesse, d'un faste que nous ne surpasserons pas.

Les loges


V
    La salle contient 2,700 spectateurs, près de 500 de plus que n'en contiendra notre Opéra. C'est dire que dans notre salle dont les dimensions sont plus grandes, une plus grande place est réservée au comfort et au bien assis de chaque spectateur. Il faut ajouter que les divisions adoptées par les architectes viennois comportent aisément un bien plus grand nombre de places. L'aspect de la salle rappelle plutôt les salles italiennes, celle de la Scala surtout, que nos salles françaises. Quatre rangs de loges d'égale hauteur, uniformément superposées, uniformément décorées ; au milieu, la grande loge de gala et son riche baldaquin, surmonté de la couronne fermée des empereurs d'Occident ; un lustre fort élégant dans la rosace duquel dix-huit petits lustres à demi-cachés forment comme les satellites d'un astre ; un cordon de globes lumineux, placé sous l'appui de chaque galerie des cent loges ; des avant-scènes un peu lourdes, et dont l'attique supérieur offre une défectuosité à laquelle il faudra absolument remédier ; au dernier rang, un vaste amphithéâtre où s'échelonnent sept rangs de spectateurs ; les baignoires supprimées pour faire place à des boucher de ventilation ; un premier rang de loges que l'on nomme loges de parterre, et qui sont, au rang supérieur où se trouve située la loge impériale, ce que l'entresol est à un premier étage ; le plafond trop plat, une décoration blanc et or, les draperies et la tenture des loges rouges ; un immense parquet divisé en 330 excellentes stalles ; pas d'amphithéâtre des premières ; la suppression presque complète du parterre, l'orchestre des musiciens orné d'un véritable luxe de lampes et de réflecteurs que nos artistes auraient bien de la peine à laisser tranquilles; un rideau du plus pur goût allemand orné de flgures aux draperies criardes, voilà la salle du nouvel Opéra de Vienne assez fidèlement décrite.    Au demeurant, la salle de notre Opéra actuel reste incomparable, et M. Charles Garnier a sagement fait en reproduisant, tout en les agrandissant un peu dans la salle nouvelle, les divisions ingénieuses et les admirables proportions. 
VI
    Le génie allemand ne se déplaît point à la recherche des complications, fussent-elles même quelque peu superflues. Tout ce qui, dans la construction d'un théâtre, touche à la science, à la mécanique proprement dite a été, de la part d'ingénieurs spéciaux, l'objet d'études un peu abstraites et de tentatives louables sans doute, mais dont il est bien difficile d'apprécier dès aujourd'hui les résultats. Les dessous du théâtre, construits avec le soin et la solidité des caveaux d'un château fort, sont peuplés d'engins d'un aspect presque redoutable.    On y a placé un gazomètre, un ventilateur, chacun pourvu de sa machine à vapeur, une troisième machine de la force de vingt chevaux est destinée à mettreen mouvement les diverses équipes de la scène.    Le docteur Bohm a présidé à tout ce qui regarde l'éclairage et la ventilation; on montre avec un certain orgueil ce luxueux outillage, les 96,000 pieds de tuyaux qui doivent distribuer, avec discernement, l'air et la lumière, ainsi qu'une communication télégraphique fort ingénieuse, sans doute, qui met chacune des diverses parties de la salle en rapport avec les divers régulateurs de la ventilation.    Quant à la solution de tous ces problèmes, je n'oserais affirmer qu'elle soit définitivement trouvée. Il ne me semble pas que la température de la salle diffère beaucoup de celle que produisent inévitablement, dans un même local, l'accumulation de la foule, la condensation de l'air et de la chaleur.    Il en est de même de la machinerie de la scène. Les engrenages inventés par le chef machiniste, Dreilich, dorment encore sur leurs pignons ; les arbres de couche attendent, leurs courroies détendues, la transmission de la force motrice qui doit les animer. Et cependant les châssis, les portants, les fermes et les rideaux se meuvent à l'aide de cette force unique, simple, intelligente, vieille comme le monde, de cette force qui a suffi à élever les pyramides, à mettre debout les monolithes et les colosses de la haute Egypte. à bras d'homme.
VII 
    C'était naturellement à Mozart que revenait l'honneur d'inaugurer un théâtre élevé avec tant de soins et à si grands frais. Après le prologue de circonstance, dans lequel mademoiselle Charlotte Wolter, la tragédienne de la cour, est venue réciter des vers fort applaudis du directeur, M. F. de Dingelstedt, prologue pour lequel on avait fait peindre deux toiles représentant l'une la vieille ville, l'autre la nouvelle, mais dont la dernière a été supprimée, le peintre étant resté trop au-dessous de sa tâche. On a joué Don Juan, remonté, cela va sans dire, avec décors et costumes nouveaux. On l'a même joué deux jours de suite, car on a dû répéter, le lendemain, le même spectacle avec cette différence que Don Juan était chanté par d'autres artistes et qu'en deux jours le public a pu applaudir le même ouvrage exécuté par deux troupes presque distinctes.    Je sais peu de théâtres capables de soutenir cette gageure un opéra comme Don Juan, monté non-seulement en double, mais en triple. Quelle effrayante consommation de soprani ! Cinq premiers, si je compte bien, madame Witt ayant chanté un jour dona Elvire, le lendemain dona Anna. Grande artiste que cette madame Witt, grande musicienne, voix splendide et d'une merveilleuse étendue : la dona Anna, la dona Elvira, la Zelica de l'Africaine, chantant un jour au pied levé l'Azucena du Trouvère. Mesdames Dustmann et Telheim,  madame Materna, encore une voix admirable; madame Ehnn, une ravissante Zerline, jeune, charmante, une aurore, avec ce je ce sais quoi qui dénote un grand avenir. Citons encore dans cette réunion vraiment rare de belles voix les basses Rokittansky, Schmidt, le baryton Bignio et le ténor Muller, tous deux jeunes et pleins d'avenir. Mais le don Juan que l'on applaudit à Paris, le don Juan par excellence, notre don Juan, ne le cherchez pas, vous ne trouverez pas son semblable. 
VIII
    L'Opéra de Vienne joue tous les jours et ne ferme que pendant six semaines de l'été. Il donne à ses abonnés plus de 250 représentations. Le répertoire y est très varié. De là la, nécessité de ce nombreux personnel. Il faut dire aussi que les appointements des artistes n'y ont pas atteint ces chiffres exorbitants qui menacent l'existence de tous les théâtres et qui conspirent contre les intérêts de l'art et les plaisirs du public. La troupe chantante de Vienne se compose de 30 artistes et coûte 370,000 francs. Le budget de ce même personnel à l'Opéra [de Paris] s'est élevé en 1868, pour 35 artistes à 780,000 francs. 
IX
    À côté de l'Opéra, son frère le ballet est ici en grand honneur. Le personnel dansant est nombreux, le corps de ballet bien choisi, mieux discipliné que le nôtre. On y danse peut-être moins bien, mais l'ensemble est plus satisfaisant, et, à coup sûr mieux fait pour le plaisir des yeux. Les classes se recrutent aisément ; elles sont peuplées de beaux enfants qui deviennent vite de ces belles filles blondes que,sans médire de personne,la population de Paris peut envier à celles de Vienne. En somme, on aime la danse, on croit encore au ballet, et le goût du public en encourage et en assure le succès. Un artiste français, (il y a encore ici des danseurs), M. Frappart, fixé à Vienne depuis plus de dix ans, l'enfant gâté des Viennois, se montre également remarquable dans le genre noble et dans le comique.  La Salvioni, que nos habitués de l'Opéra avaient d'abord un peu froidement accueillie, mais qui a quitté Paris au moment où le succès venait à elle, fait ici fureur, et jamais de mémoire d'abonné la saison n'a été plus brillante. On attend la première représentation d'un grand ballet de M. Taglioni, Sardanapale. Comme le vice-roi d'Egypte vient d'arriver, l'empereur François-Joseph a donné ordre que la première représentation ait lieu le 3 au lieu du 15. Ordre supérieur il faut obéir. C'est vous dire si le maître de ballet a la fièvre, si décorateurs et costumiers sont sur les dents. Mais depuis quinze mois que l'on travaille à créer le matériel immense nécessaire à l'exploitation de l'Opéra nouveau, les chefs d'atelier et leur nombreux personnel ont eu le temps de se faire la main. Dix opéras du répertoire et un ballet avaient été désignés à l'avance pour être remontés entièrement à nouveau. Don Juanle ProphèteArmide, le Tannhauser, les HuguenotsFaust, Fidelin, Freyschutz, Guillaume Tell, Roméo et Juliette, le ballet de M. Taglioni. Sardanapale. C'est-à-dire plus de soixante décorations à composer, à construire et à peindre, environ cinq mille costumes à confectionner et cela au milieu du tohu-bohu des constructions nouvelles, des hésitations, des tâtonnements inévitables et sous le feu croisé de la marche journalière du répertoire du vieux théâtre.    C'est là une rude campagne qui peut compter double, et le directeur qui l'a si heureusement accomplie, M. le chevalier Franz von Dingelstedt, mérite bien d'être cité à l'ordre du jour.
X
    En somme, le nouvel Opéra de Vienne est aujourd'hui le théâtre le plus complet et l'un des plus intéressants qui soient en Europe. J'ai rendu justice à la composition de la troupe, à la réunion très rare qu'elle présente de belles voix et d'artistes distingués. La réputation de l'orchestre n'est point à faire. Quant à la partie matérielle, l'art de la mise en scène, l'illusion des décorations, la recherche et la variété des costumes, leur juste caractère, cet ensemble, en un mot, dont nous sommes fiers et dont, après Paris, je n'avais encore trouvé d'exemple qu'à Berlin, se retrouvent maintenant ici et à un point supérieur. Je ne mets point en lice les théâtres d'Italie qui sont fort arriérés,ni ceux de Londres, où l'exécrable goût anglais nous montre toutes ses aberrations, où j'ai vu, pour représenter simplement la nature, le décorateur tendre des voiles de satin blanc aux mâts des navires, dorer l'écorce des palmiers, découper dans le paillon les feuilles des arbres et tailler des rochers en sucre candi. C'est donc l'Allemagne maintenant qui nous serre de plus près. A nous de nous bien tenir, messieurs les Français.
XI
Le surlendemain du jour de l'ouverture du nouvel Opéra, j'ai pu assister à un spectacle dont la magnificence laissait bien loin derrière elle les fausses splendeurs du théâtre. C'était le jour de la Fête-Dieu, et, en Autriche, le culte catholique a encore droit, comme un simple citoyen, au plein jour et à la li£re circulation dans la cité.    Dès l'aurore, la ville était sur pieds à à six heures du matin, les corporations arrivaient ; à sept heures, l'Empereur, l'Impératrice et la cour sortaient de l'église cathédrale de Saint-Etienne. Durant près de deux heures, j'ai vu, dans les rues étroites de la vieille ville, défiler ce merveilleux cortège : les députations des corps et métiers avec leurs enseignes aux armoiries parlantes, les écoles des enfants et des adultes, les communautés, le clergé des paroisses de la ville et des faubourgs et ses trois cents bannières pavoisées de fleurs, agitées par le vent, les chapes d'or, les chasubles écartelées du moyen-âge ; les enfants de choeur portant leurs encensoirs fumants ; les robes austères des ordres religieux se détachant sur ce fouillis d'or, de pourpre et de soie Puis les hauts dignitaires de l'empire, les ministres, les maréchaux, les magnats hongrois, les princes, les archiducs, l'Empereur, sous le dais 1archevêque de Vienne, puis l'Impératrice et ses douze dames d'honneur en robe de cour, la traîne portée par deux pages ou par deux servants aux armes de leur maison, les gardes d'honneur de l'empereur, étincelants de dorure sur leurs chevaux noirs, les lanciers dont l'uniforme sévère semble emprunté à l'armée russe.    Sur la place du Marché-Neuf, aux murailles du vieil hôtel de Swartzenberg était dressé un reposoir. Sur l'autel brillait l'antique orfèvrerie de famille. Une tente assez simple abritait les deux souverains et la famille impériale. Toute cette foule dorée s'est massée silencieusement sur la place, l'archevêque est monté à l'autel, il a officié un instant, et la bénédiction donnée, le cortège s'est remis en marche et a disparu par la ruelle étroite de KIoster Gass, à l'angle de la modeste église où reposent les centres des empereurs et celles du duc de Reischtadt.    Je n'ai pu me défendre d'une impression profonde. En contemplant cette cour recueillie, cet Empereur encore jeune d'années, mais dont le front porte la trace précoce des plus amers soucis, cette belle impératrice dont les .épaules nues frissonnaient au souffle d'une bise assez aigre, le luxe inouï de ses dames d'honneur, je me disais que cette nation que j'avais là, pour ainsi dire sous les yeux, venait de traverser les plus dures épreuves ; qu'elle avait, presque en même temps, vu ses conquêtes annulées, ses frontières amoindries, le sang de ses souverains versé héroïquement au service d'une triste cause. Je me demandais si ces mauvais jours étaient bien passés, si ce calme apparent était bien le repos ; si, dans la tourmente qui nous agite, ce mot de « place aux jeunes, » n'est pas devenu le mot d'ordre des nations comme il est celui des hommes, si l'avenir enfin n'appartient pas aux peuples qui ont le moins d'histoire, sur qui ne pèse pas le bagage désormais inutile des antiques traditions et des religieux souvenirs. C'est la querelle des vieilles races latines contre les races nouvelles et, tandis que celles-ci montrent une force d'expansion supérieure, tandis que le fantôme envahisseur que l'on veut voir au-dessus du Rhin se dresse, à coup sûr, au-dessus du Mein, l'Autriche, comme aux jours reculés de son histoire, donne le spectacle, maintenant unique au monde, d'une fête nationale et catholique à la fois.    C'est ainsi que l'Autriche me faisait songer à la France. Mais il me semble que j'ai, sans m'en apercevoir par trop changé de terrain, et me voilà bien loin de l'inauguration de l'Opéra de Vienne. Par malheur, nous sommes encore plus loin de l'ouverture de l'Opéra de Paris. 
ÉMILE PERRIN
P. S. On a joué dimanche Roméo et Juliette, de M. Gounod. L'Empereur et le vice-roi d'Egypte étaient seuls dans la loge de gala. Salle magnifique, très belle représentation. Madame Ehnn a eu tous les honneurs de la soirée. Sa vocalisation laisse à désirer; mais dans toutes les parties dramatiques du rôle de Juliette, elle est supérieure. Orchestre excellent. Mise en scène splendide, souvent ingénieuse, parfois grandiose. La partition de Romeo est fort goûtée du public Viennois. Les musiciens avancés, et ils sont ici en grand nombre, ne craignent pas de la déclarer au moins égale à celle de Faust. E. P.