Dans la forme, Hélène en Égypte est structuré en trois parties (" Palinodie ", " Leukè " et " Eidolon "), comprenant 7, 7 et 6 livres chacun, chaque livre étant lui-même composé de 8 chants plus ou moins longs. Chaque chant se présente sous la forme d'une petite prose didactique en italiques, et d'une laisse en tercets de courts vers libres. Cette articulation contribue à l'aspect théâtral : la prose donne, comme des didascalies, un ensemble d'informations, que les vers viennent ensuite incarner dans un chant porté par un personnage.
Quant aux enjeux, ils concernent à la fois l'existence propre de H.D. - dans la mesure où les personnages masculins principaux auxquels Hélène est confrontée (Achille, Pâris, Thésée, Ménélas et Ulysse) représenteraient les hommes de la vie d'H.D. (le héros de guerre Dowding ; le médecin Heydt ; Sigmund Freud ; le mari d'H.D. Aldington ; Ezra Pound*) - et par voie de conséquence, étant donné l'engagement de chacun de ces personnages, la culture collective (la guerre, la médecine, l'amour, la poésie et la psychanalyse). On pourra se reporter sur ces points à la riche postface d'Auxeméry, " H.D., Éléments pour une biographie spectrale ", p. 251.
Au cœur du travail - narratif, dramatique, poétique - d' Hélène en Égypte, il y a une méditation sur le rêve. Robert Duncan, l'auteur du monumental HD Book dont sont reproduits ici (dans la traduction, inédite, d'Auxeméry) les fragments préparatoires au troisième livre, l'écrit : " Hélène en Égypte est une fiction-rêve ; ce rêve relève de l'interprétation freudienne orthodoxe du rêve où le contenu parle pour le subconscient, ou le conscient collectif ; mais le Rêve d'Hélène-en-Égypte, c'est le Rêve d'Alice-au-Pays-des-Merveilles, celui de la conscience qui admet en elle une autre conscience. " (p. 303). En effet, le poème se donne à lire comme une fiction, incarnant dans les voix de plusieurs personae un mythe, c'est-à-dire l'histoire sous forme de rêve. Les personnages cherchent, tout au long du livre, à formuler la vérité, sur des événements constamment ravalés par cette dimension de fiction :
comment sais-tu cela ?
peux-tu lire le passé
comme on déroule un rouleau ? (p. 134)
Cette impossibilité de faire la part entre passé et rêve est au cœur de l'opération poétique d' Hélène en Égypte. Les voix des personnages, qui apparaissent comme les " Éternels du rêve " (selon la formule de Duncan, p. 325), arrivent toujours après un événement qu'il s'agit d'interpréter, mais dont l'interprétation fait toujours finalement défaut. Le poème accumule les questions sans jamais arrêter de réponses. Comme si l'événement, par définition, produisait un trauma, que les discours ne pourraient s'empêcher de reparcourir en tous sens, sans comprendre qu' ils en étaient eux-mêmes des symptômes. En ce sens, il n'y a jamais rien à comprendre, dans le discours, jamais rien à dire : " 'Quelle était la tâche d'Hélène ?' Il lui est impossible de le dire, elle peut seulement dire que grâce au pouvoir et à la tendresse de Thésée, 'elle est accomplie.' " (p. 156) La leçon d' Hélène en Égypte finit par se formuler dans une acceptation du mystère comme mystère et le refus de quelque parole valant comme vérité de l'événement, soudain paradoxalement révélé dans cet abandon même :
le secret est l'absence de secret [...]
il n'y a ni avant ni après,
il y a un moment fini
que nulle joie infinie ne peut disperser
et que la pensée du bonheur passé
ne peut tenter ni dissiper (p. 219)
Pierre Vinclair
H. D., Hélène en Égypte, trad. Auxeméry, José Corti, 2022, 352 p., 23€